Les premiers pas du christianisme

A propos des émissions d'Arte sur les "origines du christianisme"

de Jérôme Prieur et Gérard Mordillat

 

Michel KUBLER - La Croix - 31-03-2004

Samedi, Arte diffuse le premier des dix épisodes sur «l’Origine du christianisme». Jérôme Prieur et Gérard Mordillat y donnent la parole aux experts mais cherchent à prouver que l’antisémitisme serait congénital au christianisme. Le destin du Christ devient un sujet d’étude pour les universitaires juifs.

Corpus Christi, leur première série, faisait décortiquer par des spécialistes quelques versets évangéliques, pour en déployer tous les registres de signification et en faire valoir l’infinie palette des interprétations. On était ébahi alors – et des milliers de téléspectateurs n’en sont pas encore revenus – des richesses insoupçonnées que pouvait receler le texte révélé… Pour certains catholiques, ce fut une divine surprise de pouvoir visiter enfin une mine qui leur semblait avoir été cachée ; pour d’autres, le scandale d’appliquer des outils profanes à l’investigation de textes sacrés. Pour tous, une formidable aventure dans laquelle les avaient entraînés les réalisateurs, Gérard Mordillat et Jérôme Prieur.

Une telle initiative n’est pourtant pas neutre. Les deux auteurs affichent d’ailleurs clairement la couleur : tant Corpus Christi que sa suite, L’Origine du christianisme, diffusée sur Arte à partir de samedi (lire repères ci-contre), sont des œuvres personnelles dont ils revendiquent la paternité. Même si la forme des émissions, identique d’une série à l’autre, le donne assez peu à voir : 22 chercheurs se succèdent devant la caméra au fil des dix épisodes, souvent en plan américain et toujours sur fond noir (l’image est léchée, très «tendance»), parlant sobrement de leurs hypothèses et convictions. De temps en temps, une voix off de femme, sur un ton neutre et avec des images d’antiques manuscrits bibliques, fait le point de l’avancée de la réflexion. D’un épisode à l’autre, celle-ci progresse en entretenant un réel «suspense» : dans quel sens, pour quelles raisons et à quel prix vont donc évoluer les relations entre christianisme et judaïsme ?

L’affaire est rondement menée. Sauf que le procédé des compères Mordillat et Prieur conditionne en douce les propos des experts. L’exemple le plus éloquent est le débat autour d’un passage de la 1re lettre de saint Paul aux Thessaloniciens, à propos des juifs : «Eux qui ont tué le Seigneur Jésus et les prophètes, ils nous ont aussi persécutés, ils ne plaisent pas à Dieu et sont ennemis de tous les hommes, ils nous empêchent de prêcher aux païens pour les sauver, et mettent ainsi, en tout temps, le comble à leur péché» (2, 15-16).

Faut-il imputer la mort de Jésus aux seuls chefs religieux ou à l’ensemble du peuple juif ?

Pour le grand public, qui voit ces émissions sans en connaître la genèse, ce débat apparaît au septième épisode, sur la responsabilité de la mort de Jésus : faut-il l’imputer aux seuls chefs religieux ou à l’ensemble du peuple juif ? On voit alors les exégètes ouvrir unanimement leur Bible à ce passage, comme si c’était le seul sur le sujet (or, ce sont Mordillat et Prieur qui les ont sollicités sur ce texte plutôt que sur d’autres, l’épître aux Romains notamment) ; ils en font certes des interprétations discordantes, quant à sa paternité paulinienne ou sur sa portée théologique… Mais une seule de ces lectures sera retenue, et déterminera la suite des questions.

Toute la série fonctionne ainsi, comme une succession de sujets abordés dans un ordre chronologique et apparemment logique. En fait, les historiens et exégètes interrogés envisagent plusieurs hypothèses sur chaque question qui leur est proposée, mais les deux réalisateurs n’en retiendront qu’une, à partir de laquelle ils font rebondir le débat dans l’épisode suivant.

Ces options non dites n’apparaissent que dans les petits textes de transition lus par la voix off : sous prétexte de résumer le débat, elle l’oriente dans la direction souhaitée par les deux auteurs.

Une autre caractéristique de la «méthode Mordillat et Prieur» est de procéder par opposition de couples. Chaque émission est placée implicitement sous le signe d’un conflit ou d’une tension entre deux pôles, l’un incarnant la proximité avec le judaïsme, l’autre la nouveauté introduite par le christianisme. On voit ainsi se confronter successivement la famille de Jésus au groupe des disciples, les chrétiens d’origine juive à ceux d’origine païenne, les apôtres Jacques et Pierre, puis Pierre et Paul, etc. Cette dichotomie est durcie, notamment par les intervenants juifs, et ce sont souvent les conclusions de ces derniers, plutôt que celles des chrétiens (catholiques et protestants, la plupart suisses et français) qui sont retenues pour la suite du scénario.

Car scénario il y a, avec une dramatisation progressive du conflit. On voit ainsi se développer, à partir du débat autour de la 1re lettre aux Thessaloniciens, l’idée que le christianisme ne pouvait se développer que contre le judaïsme. C’est la thèse majeure de Mordillat et Prieur, qui aboutit finalement à laisser entendre la conclusion, clairement énoncée par plusieurs experts juifs et peu démentie par leurs partenaires chrétiens : non seulement le christianisme a volé aux juifs leur identité, mais il les a ensuite traités d’usurpateurs en se présentant, au milieu du IIe siècle, comme «le véritable Israël». La haine du «peuple déicide» ne pouvait que découler de la nécessaire rupture de l’Église avec le peuple de Jésus. D’une certaine façon, l’antisémitisme est donc congénital au christianisme… On reste pantois devant une telle «démonstration» qui n’en est pas une.

Michel KUBLER
La Croix - 31-03-2004