Sur les traces d’une pensée publique réformée

dans le Pays de Vaud1

Jean-Marc BERTHOUD

 

Je voudrais, par un certain nombre de citations, poser quelques jalons le long de la tradition réformée vaudoise. Elle est méconnue mais, nous le verrons, beaucoup plus importante qu’on ne l’imagine habituellement. Depuis le XVIe siècle cette pensée réformée confessante n’a cessé de susciter des témoins qui n’ont pas hésité à faire rayonner la lumière du Christ sur nos places publiques. Nous avons été habitués, tant par l'héritage philosophique et théologique provenant du rationalisme des Lumières et de l'Idéalisme kantien (qui en est le fruit universellement présent), que par nos traditions religieuses piétistes (ces deux tendances étant étroitement liées), à établir une division tranchée entre, d’une part, notre vie chrétienne personnelle et ecclésiastique, et, de l’autre, tout le domaine des affaires publiques. Comme si Dieu n’était que le Seigneur de notre vie privée, de nos Églises et, à la rigueur, de nos familles, et non pas le Créateur et le soutien de l’univers tout entier, du visible et de l’invisible, et, en ce qui concerne le domaine public, le Roi des rois de la terre.

Il règne sur toutes choses. Il est le Pantocrator. La terre et les cieux Lui appartiennent, avec tout ce qu’ils contiennent. Mais, plus encore, par Sa Parole, pensée révélée écrite, Dieu, notre Créateur, a dévoilé ses pensées concernant cette création sur laquelle, dans Sa bonté, Il a donné à l'homme la domination. Ainsi la Bible, Parole infaillible de Dieu, détient une autorité divine sur toutes choses. Elle nous a été donnée, certes pour ordonner notre vie individuelle, la famille et l’Église, mais elle a également prise sur l’État, sur l’Économie, sur l’Université et sur l’École. C’est bien une telle pensée, fidèle à la souveraineté de Dieu sur toutes choses, que nous trouvons chez le Réformateur du Pays de Vaud, Pierre Viret2. Cette pensée chrétienne universelle, intégrale, catholique pour tout dire, transparaît tout au long de son oeuvre immense et si méconnue. Nous la retrouvons en particulier dans son ouvrage majeur, son Instruction chrétienne en la loi et en l’Évangile et en la vrai philosophie et théologie tant naturelle que surnaturelle des Chrétiens, étude magistrale (entre autres) de la révélation générale de Dieu dans sa création et exposition détaillée et pratique des enseignements de la Loi divine. Voici un ouvrage qu’il serait urgent de rééditer aujourd’hui tout en adaptant peut-être légèrement sa langue aux usages actuels comme cela a déjà été fait pour bien des textes de Jean Calvin. Nous ne prendrons qu’un exemple chez Viret, celui de sa défense de la légitimité biblique de la magistrature si durement mise en doute aujourd’hui. Voici ce qu’écrivait il y a plus de quatre siècles notre Réformateur vaudois :

 

Des causes pour lesquelles Dieu a ordonné les peines et punitions publiques qui sont faites par le Magistrat.

Combien que ceux-ci abusent de leur office, et d’une part ou d’autre, si faillissent-ils encore plus en laissant les méchants impunis, qu’en punissant les coupables sans y apporter la droite affection à justice qu’ils y doivent apporter. Car Dieu, n’a pas ordonné, sans beaucoup de grandes et justes causes, que les méchants fussent punis par les Magistrats. Car, en premier lieu, il veut déclarer par eux (qui représentent son image en faisant justice) qu’il y a un Dieu qui hait l’iniquité, et met différence entre bien et mal, et entre justice et injustice. Et après, puisqu’il est conservateur du genre humain, il veut aussi donner à entendre qu’il est conservateur de l’ordre politique et qu’il veut que ceux qui le troublent, et la société humaine semblablement, soient ôtés et séparés d’elle par le glaive du Magistrat qui est ordonné universellement contre tous ceux-là, comme pour une nécessité commune. Partant, nous voyons par expérience que Dieu, par Sa providence ramène entre les mains des Magistrats ceux-là mêmes qui leur étaient échappés afin qu’ils soient punis par eux. Davantage, ces punitions servent d’exemples aux autres, afin que la crainte des peines qu’ils voient endurer aux méchants les retire de mal faire et les admoneste de se garder, pour le moins par oeuvre extérieure, de troubler la commune société des hommes. Outre plus, ces exemples nous sont proposés par l’ordonnance de Dieu, pour nous admonester, par les punitions de ceux que nous voyons punir par son commandement, du jugement d’icelui qui est préparé très horrible à tous ceux qui n’auront, ici en ce monde, cherché et obtenu rémission de leurs péchés, par le seul Fils de Dieu, Moyenneur entre Dieu et les hommes et Juge des vifs 3 et des morts4.

Plus loin, sur la bonne façon de recourir en justice, Viret écrit :

 

Il est certain qui si nous avons recours au Magistrat seulement pour maintenir notre droit, sans affection aucune de nuire à nos adversaires en matière quelconque, et sans leur porter haine et inimitié, nous nous pouvons servir de l’ordre ordonné de Dieu à ceci, comme d’une bonne créature d’icelui, créée pour notre usage et pour notre bien. Car si la chose n’était bonne de soi, Dieu ne l’aurait pas ordonnée. (…) Il nous faut donc user de ce remède comme d’une médecine, en laquelle il convient regarder deux choses : La première est que nous n’en usions point sans juste nécessité. L’autre, que quand il sera requis d’en user, nous commencions toujours par les procédés les plus faciles, et les plus légers et plus gracieux, sans venir aux extrêmes, si nous n’y sommes contraints par la perversité de nos adversaires5.

A lire de tels extraits il n’est pas étonnant qu’un chercheur américain, R. D. Linder, ait publié en anglais, aux éditions Droz à Genève, une excellente étude consacrée à la pensée politique de Pierre Viret6. L’oubli de tels trésors de réflexion spirituelle et politique ne témoigne que de notre lamentable misère intellectuelle et morale. Il est en effet surprenant que le plus grand théologien que le Pays de Vaud ait produit, une figure qui prend justement son rang parmi les Pères de la Réformation et dont la pensée étroitement fondée sur la Parole de Dieu est éminemment pratique et concrète, ait à ce point été oublié dans sa propre patrie. Le fait que ses oeuvres (sauf une ou deux exceptions) n'ait jamais été rééditées depuis le XVIe siècle est en soi un jugement, et non des moindres, sur la médiocrité de notre culture provinciale. La richesse de la pensée publique de Viret ne se limitait d'ailleurs aucunement aux questions politiques et judiciaires. N’écrivait-il pas :

 

(…) Toute la science, la prudence et la sagesse qui était aux hommes devait être rapportée à Dieu, comme don d’icelui. Or il a compris 7 en cette Loi toute la doctrine morale nécessaire aux hommes pour bien vivre. Ce qu’il a fait trop mieux, sans comparaison, que tous les philosophes en tous leurs livres, tant des éthiques, que des politiques et économiques, et que tous les législateurs qui ont jamais été, et qui sont et seront, en toutes leurs lois et ordonnances ; en sorte que, tous ensemble, n’ont jamais rien mis de bon en avant qui ne soit compris en elle, et qui ne soit mauvais si elle n’y est comprise. Donc, soit que nous veuillons bien être instruits par nous savoir conduire et gouverner nous-mêmes en nos personnes propres en notre particulier, selon droit, raison et justice, ou au gouvernement de nos maisons et familles, ou au gouvernement du bien public, cette Loi nous pourra servir de vraies éthiques, économiques et politiques Chrétiennes, si elle est bien entendue8.

Cette tradition culturelle réformée constitua les soubassements de toute la vie du Pays de Vaud jusqu’aux ébranlements intellectuels et sociaux de la fin du XVIIIe siècle. Plus particulièrement, l’enseignement tout entier était inspiré du Christianisme intégral que professait Viret. Sa vision de la souveraineté de Dieu et de l'autorité de Sa Parole sur toute la réalité créée était, dans une grande mesure, devenue celle de ceux qui professaient la Foi réformée dans notre pays. Cette situation dura jusqu’aux révolutions opérées dans les esprits par la critique rationaliste – et plus tard irrationnelle – des Saintes Écritures, sur le plan de l’exégèse ; par l’idéalisme kantien, sur celui de la philosophie ; par les idées révolutionnaires sur le plan politique ; et sur le plan de l’expérience chrétienne, par le rétrécissement et le gauchissement de la Foi en religion de la conscience et en piétisme.

Évoquons une autre figure réformée, celle de Claude Brousson. Il séjourna quelque temps à Lausanne à la fin du XVIIe siècle, où il pratiqua le droit. Il avait été chassé de France en 1683 pour sa défense juridique par trop zélée des Églises réformées – en butte aux persécutions légales et administratives du pouvoir royal – devant le Parlement de Bordeaux. Il était alors devenu dangereux d'invoquer les lois du Royaume de France pour la défense de ceux – les Huguenots – qui étaient en butte aux desseins unificateurs et centralisateurs d'une Monarchie au pouvoir absolu. C’est de Lausanne que partit son extraordinaire ministère en faveur du troupeau réformé français dispersé et privé de direction par l’exil de ses pasteurs. Ses étonnantes "Lettres aux pasteurs de France réfugiés dans les États protestants", envoyées de Lausanne dans toute l'Europe, témoignent admirablement de la vision universelle de la Réforme. Dans l’une d’entre elles, il prend vigoureusement à parti les pasteurs en exil pour s’être – entre autres choses – adonnés à cette "peste" spirituelle qu’était à l’époque le rationalisme cartésien, ancêtre de toute la sophistique philosophique moderne si nuisible à toute pensée humaine, tant théologique que scientifique. Voici ce qu’il écrit :

 

Combien y en avait-il, mes très honorés frères, qui cherchaient des nouveautés pour se distinguer ? De tous temps la Philosophie, qui est la sagesse humaine et charnelle, a fait du préjudice à la religion. Cependant, n’était-ce pas par la Philosophie que plusieurs pasteurs tâchaient de se tirer du commun ? 9 Mais par quelle Philosophie ? Par une Philosophie dont les maximes sont manifestement dangereuses et pernicieuses. En effet, quoique dans les principes que ces nouveaux Philosophes posent ils s’éloignent peut-être plus du sens commun, de la droite raison et de la Vérité, qu’aucune autre secte de Philosophes qui les aient précédés, ces Messieurs, s’imaginant pourtant avoir mieux compris les secrets de la Nature que tous ceux qui ont jamais fait profession de la Philosophie, en deviennent extrêmement présomptueux. Ils ont un souverain mépris pour les autres hommes et ils se figurent, en même temps, qu’il n’y a rien qui soit au-dessus de la portée de leur esprit. Ce serait peu de choses s’ils se contentaient de dire qu’on doit se défier de tout ce que les Anciens ont enseigné et qu’il faut en faire un nouvel examen. Mais, en même temps, ils insinuent que l’esprit de l’homme est naturellement si éclairé, que lorsqu’il s’applique avec soin à la recherche de quelque vérité, et qu’il se persuade qu’il en a une idée claire et distincte, il ne peut se tromper. Il arrive pourtant tous les jours que ceux qui sont les plus préoccupés et les plus engagés dans l’erreur, s’imaginent qu’ils ont bien examiné les choses, qu’ils les ont bien comprises et qu’ils en ont des idées claires et distinctes10. Mais ils ne laissent11 pas de se tromper. Cependant, quand ces Messieurs croient avoir clairement et distinctement conçu quelque chose, ils se persuadent qu’ils sont infaillibles, et ils rejettent comme absolument faux, tout ce qui se trouve contraire à leurs idées. Le malheur ne serait pas grand si on n'appliquait cette mauvaise maxime qu’à des matières indifférentes. Mais dès que l’esprit de l’homme est rempli de la bonne opinion de soi-même, il n’y a rien qu’il ne veuille soumettre à sa raison12.

Suit une réfutation biblique en règle des théories mécanistes de Descartes sur la physiologie des animaux, réfutation complètement confirmée par toutes les découvertes zoologiques modernes13. Quelle ampleur dans cet écho fidèle d’une pensée divine ordonnatrice de tout l’univers créé !

Lors de son discours sur l’échafaud à Vidy, le 24 avril 1723, Abraham Davel, lui aussi, se situait pleinement dans cette tradition d’un Christianisme ayant autorité sur la vie tout entière des hommes. Ne s’écriait-il pas :

 

Je vous exhorte, tous autant que vous êtes, qui m’écoutez, d’éviter soigneusement les procès, qui sont si contraires à l’esprit du Christianisme. Ce pays en est infecté plus qu’aucun autre, par la faute de ceux qui devaient y mettre ordre, qui, loin de tâcher de les supprimer, les fomentent pour leurs intérêts particuliers, en faisant traîner les causes en longueur, comme aussi par celle de certains avocats et procureurs, qui souffrent la discorde, qui poussent les gens à se susciter des procès, qui empêchent les accommodements et font naître mille incidents, pour prolonger les causes qu’ils ont en main, et qui vendent même leur patrie. Par là, les biens des particuliers ont été dissipés et même ceux des communes, lesquels auraient été mieux employés au soulagement des pauvres, ou à l’éducation des enfants de plusieurs familles qui se trouvent dans la nécessité14.

Le rationalisme du XVIIIe siècle et la critique biblique germanique subjectiviste et individualiste privaient toute réflexion publique chrétienne, qui s’y soumettait, de son fondement dans la Révélation de Dieu. Ainsi, dans une grande mesure, le subjectivisme critique eut pour effet de livrer l’éthique chrétienne aux fantaisies des individus et aux courants de l’opinion. Ce mouvement fut cependant freiné par les Réveils du XIXe siècle, du moins en partie, mais la tradition d’une véritable pensée réformée était perdue. Il en allait de la Bible, de son inspiration divine et de son autorité. Une des figures qui maintint, dans une certaine mesure, cet héritage réformé fut le comte Agénor de Gasparin, seigneur du château de Valeyres15. Louis Burnier, ami d'Alexandre Vinet, l'un des piliers de la nouvelle Église Libre, en était un autre. Cet excellent pédagogue recueillit l’héritage de la tradition d'enseignement fondée dans notre pays par Mathurin Cordier au XVIe siècle16. Son "Histoire littéraire de l’éducation morale et religieuse en France et dans la Suisse romande", pourrait beaucoup nous aider à revenir à une véritable vision réformée de l’école pour notre pays17.

Mais je voudrais surtout m’attarder quelques instants à celui qui fut indubitablement la plus grande figure de toute cette période de notre histoire chrétienne, Alexandre Vinet. Sans doute sa pensée a-t-elle subi une certaine contamination de l’idéalisme philosophique allemand et de la religion de la conscience. Son combat spirituel et politique avec Druey témoigne cependant qu’il se trouve dans la droite ligne du Christianisme réformé qui refuse les prétentions totalitaires de l’État, que cet État ait son siège à Berne ou au Château cantonal ! Il fut un des seuls à faire remarquer que le vice profond, et finalement mortel, du Réveil du XIXe siècle fut l’antinomianisme implicite - le refus de la Loi de Dieu – que manifestaient ses prédicateurs et ses docteurs par leur insistance sur la liberté et leur minimisation de l’importance primordial de la soumission à la Parole de Dieu, de l’obéissance aux commandements de Dieu. Cela explique, en partie, pourquoi notre littérature évangélique est si déficiente en ouvrages éthiques fondés sur la Loi de Dieu. Dans un ouvrage oublié, mais combien prophétique, Du socialisme considéré dans son principe, Vinet sonne le tocsin pour nous chrétiens endormis de cette fin de vingtième siècle :

 

Le Christianisme, par sa nature même, est agressif, conquérant, fondateur ; un train de guerre lui est ordonné ici-bas ; il a été envoyé pour troubler une fausse paix en vue de la véritable qu’il apporte aux hommes ; la lutte et les hasards sont sa part en ce monde : que cette part ne lui soit pas ôtée ; qu’il se garde, lui dont la condition naturelle est d’être toujours debout, de s’asseoir, de s’accroupir dans des institutions tout humaines avec lesquelles il n’a rien de commun ; car s’il est Humain, il ne l’est pas comme elles ; il l’est comme l’était l’Homme-Dieu18.

Qui donc a mieux compris Vinet que Gonzague de Reynold ? Voici ce qu'il écrivait un siècle après la mort de Vinet :

 

On a compris ce que Vinet craint pour la Suisse. La Révolution n’est pas achevée, elle va continuer ; par la démocratie, dont Vinet se demande si elle ne sera pas un état provisoire, elle ira jusqu’à ce socialisme que Vinet redoute tant. Comment empêcher que la Suisse ne soit emportée dans ce bouleversement général ? Comment préserver la jeunesse suisse des entraînements qui la déracineront ?

La vérité, écrit Vinet, est la chose du monde la plus absolue. Or, pour lui, la première vérité, c’est le Christ. La religion chrétienne est, de sa nature, tout historique. D’où l’importance que Vinet donne à l’histoire, à un moment où elle était mal enseignée et dans un lieu – l’Académie de Lausanne – où elle n’était pas enseignée du tout.

Le christianisme et l’histoire sont les deux bases de la Suisse, les deux sources du patriotisme. La morale chrétienne et la connaissance de l’histoire, voilà ce qui maintiendra la Suisse et lui permettra de durer. (…)

Le génie d’Alexandre Vinet est dans sa grandeur et son humilité. Humilité de sa vie, grandeur de sa pensée.

Car sa pensée a dépassé la Suisse pour nous annoncer ce que nous voyons aujourd’hui. Il prend ainsi une place dominante parmi ceux qui, de la Révolution française jusqu’à l’aube des catastrophes que nous avons subies, ont prévu ces catastrophes et dégagé leurs causes19.

Mais, depuis Vinet, et malgré de rares exceptions, la foi chrétienne dans notre pays semble avoir perdu le contact qu'elle avait si longtemps maintenu avec l’héritage de la Réforme, mais aussi, semble-t-il, avec la réalité elle-même. Se contentant de se situer dans la pure spiritualité du noumène kantien ou d’une piété exclusivement individuelle et ecclésiale, le Christianisme orthodoxe ne semblait plus rien avoir de spécifique à dire aux hommes et au monde quant à la vie sociale, politique, culturelle et scientifique. Les critiques acerbes que le jeune abbé genevois Charles Journet, adressait aux libéraux défenseurs du Protestantisme social dans les années vingt, nous paraissent aujourd’hui plus proches des positions de Vinet, de Brousson et de Davel que ne l’est l’oecuménisme progressiste, néo-orthodoxe et charismatique d’aujourd’hui20.

Pour certains, épris de Vérité et d’action politique en vue du bien commun, ce vide laissé par l’oubli de l’héritage réformé a été suppléé, vu les circonstances spirituelles du pays, par la tradition thomiste et par l’enseignement social de l’Église catholique. Sans doute, le fruit le plus remarquable de ce retour aux sources thomistes fut l’oeuvre de Marcel Regamey et de ses amis de la Ligue vaudoise. Nous en voyons une expression particulièrement réussie dans son ouvrage, Évangile et Politique21, qui donna une réponse admirable à la politisation oecuménique de la foi chrétienne pendant les années qui suivirent mai 68.

Si le libéralisme individualiste ne représente que trop souvent en morale une attitude égocentrique, l’amour de soi sans amour pour le prochain, et aboutit à une scandaleuse négligence de l'exercice de la charité envers son prochain dans le besoin, le Christianisme social, pour ainsi dire étatise la charité. Ce protestantisme social - et il a sa contrepartie catholique dans un progressisme social de bon aloi ! - tout à l’opposé de la grande tradition réformée de pensée sur les questions publiques, ne connaît rien de la primauté de la grâce dans le changement social. L'oeuvre expiatoire du Christ sur la croix n'est rien pour lui. Son rejet de l'inspiration et de l'autorité divine des Saintes Écritures l'empêche également d'envisager l’application précise et détaillée de la Loi de Dieu aux réalités de ce monde. Pour le protestantisme social le moteur de la charité est déplacé de l’individu, agissant avec responsabilité et sacrifice, dans des cadres précis et limités, tel la famille, l’entreprise ou l’école, vers l'État bureaucratique, tout-puissant et anonyme, véritable idole des temps modernes, providence terrestre inhumaine et omniprésente. Cette action sociale "chrétienne" est celle qui provient de ce que Dietrich Bonhoeffer appelait la grâce à bon marché. Comme le socialisme dont il s’inspire, une telle action sociale "chrétienne", fondée sur les deniers de l'État, peut être définie comme "l’amour du prochain avec l’argent des autres". La pensée réformée sur la vie publique nous enseigne tout autre chose. L’État, quelle que soit la légitimité de l’exercice des fonctions que Dieu lui a confiées, a des prérogatives limitées. Il ne doit jamais, en conséquence, devenir l’oreiller de paresse du chrétien et du citoyen, en accomplissant, à la place des individus, des familles et des communautés naturelles les oeuvres d’éducation et de charité active qui s'expriment dans notre obéissance personnelle et communautaire aux commandements de Dieu.

La dernière figure de chez nous illustrant ici cette tradition est celle du peintre chrétien de génie Paul Robert. Évoquant l’influence que l’art peut exercer en vue tant du bien que du mal, le musicien Henri Gagnebin écrivait au sujet de ce peintre aujourd’hui oublié :

 

Si l’on veut une illustration de ce que je dis, il convient d’aller au Musée des Beaux-Arts de Neuchâtel voir les trois panneaux de Paul Robert. Un chef-d’oeuvre actuellement méconnu parce que la peinture a suivi, depuis soixante ans, des chemins qui l’éloignent de plus en plus de la conception qui était celle de Paul Robert. Mais le jour viendra où les écailles tomberont des yeux et où l’on rendra justice au grand artiste. Le panneau de gauche représente la nature, où Dieu répand son abondance dans le ravissant Val-de-Ruz. Mais Satan souffle son esprit malin sur une brute qui se plaît à semer de l'ivraie et à tuer les oiseaux. À droite, voici l’industrie. Au premier plan, un honnête atelier d’horlogerie, où l’on travaille consciencieusement. Mais au fond c’est le veau d’or, que prend d’assaut la foule des gens avides de gagner gros sans travailler. Au centre enfin, c’est la montée des élus vers la lumière, vers Dieu. Vision apocalyptique d’une puissance magnifique. Mais elle n’est possible que par la mise à mort du dragon par l’archange Michel. Cela, nous ne le verrons qu’au dernier jour. Le tout, qui n’a rien de didactique, comme on l’a prétendu, transfiguré par le visionnaire qu’était Paul Robert22.

Qui se souvient encore que ce peintre est l’auteur de ces deux immenses fresques, la Justice et la Paix, qui ornent l'ancien Tribunal cantonal de Montbenon ? L'évocation de la Justice que l'on peut contempler dans l’escalier de ce qui était le premier Tribunal fédéral est aujourd’hui connu de chrétiens dans le monde entier grâce à l'ouvrage de Francis Schaeffer How Shall We Then Live ? Celui qui pendant de nombreuses années dirigea le centre de réflexion calviniste et de retraite spirituelle qu'est L’Abri à Huémoz-sur-Ollon, avait reconnu la valeur de ce peintre oublié car ils partageaient tous deux la même vision chrétienne du monde. Robert et Schaeffer étaient en conséquence particulièrement attentifs aux rapports de l'art avec les réalités spirituelles. Contrairement à la justice païenne que l'on voit à la Place de la Palud à Lausanne devant l'Hôtel de Ville, avec ses yeux bandés, aveugles, la Justice de Paul Robert à Montbenon a les yeux ouverts et son regard clairvoyant contemple le Livre ouvert sur les Tables de la Loi où repose une épée étincelante. Car le glaive de la justice divine, dans la vision de Paul Robert et de Francis Schaeffer, doit reposer sur la Parole de Dieu, sur les commandements de la Loi de Dieu. Comme Robert lui-même le disait dans la Préface de son ouvrage Les Chenilles, c’est là une,

 

(…) Justice, vêtue d’une toge d’une blancheur éclatante, une Justice qui ne s’inspire que du Verbe divin et qui, seule, peut enseigner l’équité aux juges. C’est elle seule également, qui amène la Paix sur la terre. (…) Mais les hommes consultent une justice différente et réclament une paix qui donne libre carrière à toutes leurs passions23.

Le texte de Paul Robert, que nous citerons pour clore ce florilège réformé, est tiré de son Journal intime et date du début de ce siècle. Il a une valeur prophétique lorsqu'on pense au renouveau d'une foi réformée qui n’hésite pas à apporter la lumière de la Parole de Dieu tout entière à toutes les sphères d’activité des hommes.

 

Je ne m’étonne plus maintenant que la chrétienté vraiment vivante et sanctifiée de notre protestantisme contemporain puisse fonctionner en ignorant parfaitement le rôle que doivent jouer dans l’Église les arts, la littérature, la musique et les sciences, et aille jusqu’à leur refuser le droit de cité dans l’Église, comme n’ayant pas de part avec les autres activités morales. (…) L’Église n’aurait-elle pas méconnu également depuis des siècles la portée de cette déclaration : "Toutes choses sont à vous, soit Paul, soit Apollos, soit Céphas, soit le monde, soit la vie, soit la mort, soit les choses présentes, soit les choses à venir, toutes choses sont à vous, et vous êtes à Christ et Christ à Dieu". Ou bien encore, "La gloire des nations viendra à toi", ou bien cette autre parole : "Il s’est fait pauvre, afin que par sa pauvreté vous soyez rendus riches". Et enfin : "Je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée". Or la gloire de Christ est aussi une gloire de Créateur. "Les cieux racontent la gloire du Dieu fort et l’étendue donne à connaître l’ouvrage de ses mains."

 

La Science elle-même, qui scrute par le moyen de l’intelligence le mystérieux, agencement de l’oeuvre divine ne doit-elle pas apporter son tribut à la gloire de Dieu par la connaissance même de la sagesse créatrice ? Eh bien ! Pourquoi cet antagonisme entre la Science et l’Église ? L’Église n’a-t-elle pas bien tort quand elle rabaisse la valeur de la Science et par ses dédains ne pousse-t-elle pas les hommes dont la fonction est de révéler les perfections créatrices de Dieu, à mépriser à leur tour Celui qu’elle réclame pour son chef ? N’est-ce pas de cette opposition systématique, nourrie par les partis pris et les préventions les plus absurdes, qu’est né cet esprit d’hostilité dans le coeur de beaucoup de savants ? L’orgueil des ignorants est parfois plus grand que celui des grands de la terre. En réhabilitant ainsi le ministère des sciences dans le sein de l’Église comme l’activité nécessaire de l’un de ses membres, on avancera certainement le règne de Christ infiniment plus qu’en paralysant ou en proscrivant ce membre comme inutile et dangereux. Dieu n’a-t-il pas réconcilié toutes choses avec lui en Christ, tant celles qui sont dans les cieux que celles qui sont sur la terre ? 24

C’est cette vision réformée de la souveraineté de Dieu, Créateur, Sauveur et Roi qui, par Son entière victoire sur le péché à la croix, nous conduit à oeuvrer de toutes nos forces à ramener toutes pensées, tout art et toutes sciences captives à l’obéissance du Christ.

 

Conclusion

Que le Saint-Esprit nous donne la force de secouer le joug de deux siècles de cet humanisme sécularisé, de cette vision du monde athée, qui pèse sur nos intelligences, nos sensibilités et nos volontés ! Que notre Dieu Tout-Puissant nous délivre, nous qui sommes son peuple, des craintes, de l’indifférence, de la laideur et de l’inintelligence que l’impiété, l’immoralité et le péché ambiants ont fait peser sur nous. Et, qu’ainsi secourus par Dieu, nous puissions tous nous écrier avec Mathurin Cordier :

 
Contre Satan j’aurais victoire,
Puisque j’ai Dieu en la mémoire.
Que me feront tous les hommes,
Si le Seigneur y met les mains ?
Mon Seigneur Dieu partout me garde
C’est ma défense et sauvegarde:
C’est mon épée et mon bouclier,
Qui est plus fort que tout acier25.

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1 Conférence donnée à Lausanne le 25 février 1983 lors de l’Assemblée générale annuelle de l’Association Vaudoise des Amis de la Faculté libre de Théologie réformée d’Aix-en-Provence.

2 Sur Pierre Viret (1511-1571) voyez : Jean Barnaud, Pierre Viret, sa Vie et son Oeuvre, Saint-Amans, 1911 ; Georges Bavaud, Le Réformateur Pierre Viret, Labor et Fides, Genève, 1986.

3 Moyenneur =Médiateur ; vifs =vivants.

4 Pierre Viret, Instruction Chrestienne en la Doctrine de la Loi et de l’Évangile, Jean Rivery, Genève, 1564, p. 505.

5 Ibidem, p. 507-508.

6 Robert Dean Linder, The Political Ideas of Pierre Viret, Droz, Genève, 1964.

7 Compris =inclu.

8 Pierre Viret, op. cit., p. 254-255. Le vocabulaire même de ce texte montre bien l'attention que Viret portait à la pensée d'Aristote.

9 Se dégager du peuple.

10 Il s'agit manifestement ici de la philosophie subjective de Descartes.

11 Cessent.

12 Claude Brousson, (1647-1698). Lettre aux pasteurs de France réfugiés dans les États protestants sur la désolation de leurs Églises et sur leur propre exil. In : Lettres et opuscules de feu Monsieur Brousson… Guillaume vande Water, Utrecht, 1701, p. 9-10. Sur Claude Brousson voyez : Antoine Court, Claude Brousson, avocat, pasteur, martyr, Les Bergers et les Mages, Paris, 1961 ; Jean-Marc Berthoud, Claude Brousson et le Secours chrétien à l'Église persécutée par Louis XIV, in : Des Actes de l'Église, L'Age d'Homme, Lausanne, 1993.

13 L. Chauvois, Descartes, sa Méthode et ses Erreurs en Physiologie, Les Éditions du Cèdre, Paris, 1966.

14 Abraham Davel (1670-1723), Discours prononcé le 24 avril 1723 à Vidy, Documentation Chrétienne, No 1, mai 1973, p. 3. Sur Davel voyez : Juste Olivier, Le Major Davel, Éditions Mermod, Lausanne, 1959 (1842) ; Marcel Regamey, Davel, Cahiers de la Renaissance Vaudoise, Lausanne, 1936 ; C. F. Landry, Jean-Daniel-Abraham Davel. Le patriote sans patrie, Plaisir de lire, Lausanne, 1940 ; Collectif, Le Major Davel 1670-1723. Étude historique, Librairie F. Rouge, Lausanne, 1923 ; Jean-Marc Berthoud, Le Major Jean-Daniel-Abraham Davel. Homme de Dieu et patriote sans patrie, in, Des Actes de l'Église. Le Christianisme en Suisse romande, L'Age d'Homme, Lausanne, 1993.

15 Agénor de Gasparin (1810-1871.) Sur les implications pratiques de la Foi chrétienne, voyez : La Famille. Ses Devoirs, ses Joies et ses Douleurs, Paris, 1865, 2 vol. ; L’Ennemi de la Famille, Paris, 1874 ; La Liberté morale, Paris, 1867, 2 vol. ; Paganisme et Christianisme. Séparation de l’Église et de l'État, Paris, 1867, 2 vol.

16 Pour une évocation récente de cette tradition pédagogique romande voyez : Gabriel Mutzenberg, Grands Pédagogues de Suisse romande, L'Age d'Homme, Lausanne, 1997.

17 Louis Burnier, Études élémentaires et progressives de la Parole de Dieu, Ch. Meyrueis, Paris, 1862, 5 vol. ; Histoire littéraire de l’éducation morale et religieuse en France et dans la Suisse romande, Georges Bridel, Lausanne, 1864, 2 vol.

18 Alexandre Vinet (1797-1847), Du Socialisme considéré dans son Principe. In : L’Éducation, la Famille, la Société, Paris, 1855, p. 496. Voyez également : La Liberté des Cultes, Paris, 1852 ; Essai sur la Manifestation des Convictions religieuses, Lausanne, 1928 ; Liberté religieuse et Questions ecclésiastiques, Paris, 1854 ; Eugène Rambert, Alexandre Vinet. Histoire de sa Vie et de ses Ouvrages, Georges Bridel, Lausanne, 1912.

19 Gonzague de Reynold, Gonzague de Reynold raconte la Suisse et son Histoire, Lausanne, Payot, 1965, p. 158.

20 Charles Journet, L’Esprit du Protestantisme en Suisse, Nouvelle Librairie Nationale, Paris, 1925, 220 pages ; L'Union des Églises, Grasset, Paris, 1927. Dans son livre, L'Esprit du Protestantisme en Suisse, Charles Journet formulait en 1925 les critiques suivantes qui n'ont en rien perdu de leur pertinence, puisqu'elles pourraient fort bien aujourd'hui s'appliquer, tant à ses propres coreligionnaires catholiques qu'à bien des milieux évangéliques qui ont suivi ce même chemin :

Il semble que l'exégèse protestante orthodoxe se soit éteinte en Suisse romande à la mort du Neuchâtelois Frédéric Godet. On s'est mis généralement dans les universités, à l'école de l'Allemagne, dont l'influence a été reçue soit directement, soit indirectement à travers Renan, Aug. Sabatier et M. Loisy. (…) Mais, à mesure que s'évanouit la Bible, la philosophie protestante voit ses libertés grandir et ses incertitudes se multiplier. Elle pourrait se définir : un spiritualisme d'une imprécision souvent désolante et qui peut s'exprimer dans les formules les plus diverses. (…) Les théologiens protestants se sont armés d'une belle émulation pour "déthéologiser" et psychologiser la religion. (…) Telle est la "dépréciation évangélique de l'intelligence" dont nous sommes les spectateurs. Elle ne va point chez nous, comme chez les Russes, jusqu'à identifier les idiots aux "pauvres d'esprit" de la Béatitude. Mais elle entraîne l'émoussement de l'intelligence, l'obscurcissement de l'esprit mis en face des vérités les plus tragiques et les plus pressantes. (Pages 65, 68, 77, 79-80).

21 Marcel Regamey, Évangile et Politique, Cahiers de la Renaissance Vaudoise, Lausanne, 1973.

22 Henri Gagnebin, Musique mon beau Souci, La Baconnière, Neuchâtel, 1968, p. 65-66.

23 Paul Robert, Les Chenilles, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1931, p. 8.

24 Louis Rivier, Le Peintre Paul Robert. L’Homme. L’Artiste. Le Novateur, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1927, p. 259-260. Élève de Paul Robert, Louis Rivier refusa les courants artistiques qui plaçaient l'homme et non Dieu au centre de l'oeuvre de l'artiste. Il réalisa de nombreux décors et vitraux d'églises et, notamment, la conception globale de Saint-Jean à Lausanne.

25 Mathurin Cordier, Les Cantiques spirituels, Jean Gérard, Genève, 1557.