L'OBSESSION PLURALISTE

Controverse au sujet du pluralisme doctrinal
dans l'Eglise Réformée de France
 
Daniel BERGESE 

DEUXIEME PARTIE

 LES CLEFS DU PLURALISME

 

UNE NOUVELLE EPISTEMOLOGIE

A - KANT: RUPTURE ENTRE L'IDEE ET L'OBJET

La Réforme avec le Soli Deo Gloria et le Sola Scriptura renversa les données traditionnelles quant aux lieux de l'autorité. L'ecclésiocentrisme catholique romain laissait la place à la Révélation divine contenue dans l'Ecriture Sainte et interprétée selon l'illumination du Saint Esprit. Mais que l'accent soit mis ensuite sur le formalisme biblique ou sur l'illuminisme subjectif, rien ne pouvait encore fonder une pensée radicalement ouverte, pas même le rationalisme des Lumières qui n'était qu'un nouvel essai de déplacement de l'autorité.

Il fallait attendre une contestation plus radicale qui ne se contenterait plus de déplacer encore une fois le siège de l'autorité mais qui intercalerait entre elle et le croyant un abîme infranchissable, une incommunicabilité principielle que la foi ne saurait résoudre.

La philosophie de Kant va opérer une révolution dans ce sens et marquer profondément toute la pensée occidentale des XIXe et XXe siècles, y compris dans les milieux théologiques.

 

La nouveauté de l'oeuvre de Kant ne consiste pas en une nouvelle intégration de la réalité dans un ensemble conceptuel mais dans la recherche des limites humaines inhérentes à la compréhension de cette réalité.

Dans la Critique de la Raison pure (1781) et à travers toute son oeuvre théorique, Kant va distinguer entre les choses telles qu'elles nous apparaissent : les phénomènes, et les choses telles qu'elles sont en soi. Entre ces dernières et la reprise rationnelle il y a, non plus continuité, mais rupture. L'expérience sensible, l'intuition, viennent alors combler cette distance infinie d'une manière approximative. Le travail intellectuel consiste donc en une tentative perpétuelle de lier les intuitions, le sensible et les concepts. Le processus de connaissance, dans le meilleur des cas, sera toujours selon la formule de Frederick Ferre " Une longue course d'ajustement parmi nos idées et entre nos idées et la totalité de l'expérience " (1).

Le savoir devra donc nécessairement être séparé de la notion de vérité. L'être n'est pas connaissable directement et totalement, seul l'est en fait le phénomène considéré dans sa spatio-temporalité. La preuve ontologique devient impossible, et en conséquence la métaphysique dogmatique s'est perdue en illusions. La preuve est faite que tous les raisonnements qui prétendaient nous conduire au-delà du domaine de l'expérience possible sont illusoires et ne relèvent que d'un emploi abusif des concepts de la raison.

 

Telle quelle, si Kant n'était pas allé plus loin, la réflexion théologique aurait eu bien du mal à intégrer cette pensée tant elle paraît conduire à la négation de toute possibilité de discours au sujet d'un Dieu transcendant. Mais la philosophie kantienne se poursuit en quittant le domaine de l'essence pour venir à celui de l'existence, et c'est par la Critique de la Raison pratique que Kant reprend la problématique de l'existence de Dieu. Autre chose est en effet l'être et le devoir-être. L'homme est une identité à faire. En lui, la dualité nature-liberté ne peut se résoudre que dans une démarche morale. Or celle-ci à son tour fait surgir la nécessité de " l'impératif catégorique." Ce dernier n'est pas du domaine du savoir mais de la croyance ; selon la formule devenue célèbre : " J'ai dû abolir le savoir pour faire place à la foi ". Il ne convient pas pourtant d'imaginer qu'il s'agisse d'un " sacrificium intellectus " ou d'un saut dans le vide. L'obligation propre à la morale fonde en réalité d'une manière rationnelle les nécessaires postulats de la foi. La raison est mise au service de la pratique, ainsi toute la connaissance théorique n'a pas pour objet de déterminer ce qui existe comme nature, mais ce qui doit être par la liberté. Finalement la philosophie morale a le primat sur la philosophie théorique et Kant peut dire : " Je veux qu'il y ait un Dieu ...".

 

Dans le cadre de la réflexion chrétienne, cette double " Critique " va prendre peu à peu une ampleur considérable et miner le principe d'une autorité verbale ultime. En effet si la prétention d'un savoir métaphysique contenu dans l'Ecriture Sainte ne peut plus être maintenu, comment cette dernière peut-elle encore se poser comme autorité en matière de foi et dans la discipline ecclésiastique ?

Il faut se résoudre à l'évidence : la rupture kantienne entre le nouménal et le phénoménal ôte à la Révélation biblique le fondement sur lequel repose son autorité ultime. Il sera entendu que la Bible ne nous dit rien en terme de "savoir" mais que son discours s'adresse uniquement à la démarche croyante. On pense alors rejoindre les grands principes de la Réforme dans la complémentarité entre le Sola Scriptura et le Sola Fide et être ainsi délivré de la morte et objectivante gnose chrétienne. En fait on abandonne ici le mouvement dialectique de l'un à l'autre pour constituer une hiérarchie où le Sola Fide, fondé rationnellement par la nécessité morale, devient maître et juge du Sola Scriptura. La foi est fondée mais l'objet de la foi ne

l'est plus. Ce dernier n'est devenu qu'un postulat nouménal, nécessaire certes, mais posé dans et par la liberté : " Je veux qu'il y ait un Dieu..."

 

Il est difficile d'évaluer à quel point la pensée kantienne a pénétré le protestantisme. Il semble que tous les mouvements théologiques de ces deux derniers siècles en sont marqués de loin ou de près, mais l'écho le plus fidèle en est bien évidemment le libéralisme traditionnel.

Pour Pierre-André Stucki, le principe même d'une doctrine, objet de connaissance, projet cartésien, n'est plus concevable aujourd'hui. Pascal puis Kant, enfin Kierkegaard l'ont achevé. (3) André Gounelle précise : " La théologie (qui est par définition le discours sur Dieu) est au fond une entreprise impossible, elle n'est authentique que dans la mesure où elle dévoile sa propre impossibilité et constate l'échec de son discours."  Il ajoute alors : " Dans cette perspective, le pluralisme est une nécessité. " (4) Voici donc la conclusion inéluctable provoquée par l'épistémologie kantienne : le discours sur Dieu n'est valable qu'en tant qu'il rend compte de son impossibilité à une prétention métaphysique, c'est-à-dire en abandonnant le fondement de son autorité. Il peut y avoir une doctrine, et le protestantisme libéral se défend de prêcher un romantisme indicible, mais celle-ci, fondée non sur l'autorité des choses qui sont mais sur la liberté de celles qui doivent être, ne peut être et ne doit être que la manifestation d'une identité croyante individuelle.

L'unité d'une Eglise où règnent ces principes ne devra donc pas se manifester dans une doctrine commune, mais essentiellement par une aspiration morale, laquelle culmine dans un élan de foi. Le pluralisme doctrinal est alors fondé : l'Eglise doit appeler à la foi mais elle ne peut pas dire ce que l'on doit croire. Il convient simplement de montrer ensuite que l'on glorifie mieux Dieu en ne l'enfermant pas dans un discours, que la foi se purifie en se refusant aux images conceptuelles, que la Parole dépasse radicalement toute doctrine, et l'on aboutit à une justification enthousiaste du principe pluraliste. Ainsi Gérard Delteil, au Synode de Pau, pour qui le pluralisme, loin d'être une concession, est entièrement positif ; c'est, dit-il " le refus de la Parole de s'identifier à une seule formulation." (5)

 

Pourtant cet optimisme aurait des raisons de se modérer. D'une part en effet le pluralisme doctrinal, en sapant l'autorité de la Bible, fait du gouvernement de l'Église - au mieux - une simple affaire de majorité ; et d'autre part le kérygme de l'Église a toutes les chances de se concentrer, voire de se limiter à son aspect éthique. Ce sont en tout cas les conclusions auxquelles semble être parvenu Kant lui-même. Pour lui, l'Eglise est la "république réglée par les seules lois de la vertu, arrachant les hommes dont la volonté est bonne, à la solitude morale où les confinent leurs vices." (6)

 

Mais une interrogation est apparue très tôt à propos de la clef de voûte du système kantien : la liberté humaine sur laquelle repose les postulats de la foi est-elle un guide sûr ? En d'autres termes, l'histoire ouvre-t-elle l'horizon dans lequel l'homme peut s'accomplir dans son essence ? Curieusement Kant semble plutôt pessimiste à ce sujet. Le progrès, pour lui, n'est pas une fatalité.

L'épistémologie kantienne ne nous entraîne-t-elle pas nécessairement vers une philosophie de l'histoire ? Le système hégélien n'a plus qu'à faire son entrée.

 

B - HEGEL: LE DEVENIR ETERNEL

Dernier grand système philosophique, la pensée de Hegel domine toujours la philosophie contemporaine où chaque courant se situe encore par rapport ou en opposition à elle.

Au niveau théologique, Paul Ricoeur (7) constate actuellement une sorte de retour vers la philosophie de Hegel. Cependant, certains voient en lui un penseur du christianisme alors que d'autres le reconnaissent pour un athée. Cette situation ne peut être le fait ni d'une faiblesse inhérente à sa pensée, ni d'un manque de clarté conceptuelle Elle est imputable, au contraire, à la rigueur avec laquelle il a lié la philosophie spéculative et la révélation religieuse. Les deux domaines parviennent à se recouvrir si totalement qu'une double lecture de sa pensée est souvent justifiable affirme C. Bruaire qui, lui, a choisi de voir en Hegel un apologète du christianisme : " L'intention qui l'anime est bien de montrer que seul le discours qui a pour contenu toute la révélation chrétienne réussit, fait système et résout toutes les antinomies philosophiques. Mais dès lors, ajoute-t-il, rien n'empêche de conclure que ce discours rationnel, universel, n'a plus besoin de la révélation qui l'a suscité." (8)

 

Si l'on abandonne donc le mouvement intentionnel présumé pour la démarche spéculative, la pensée de Hegel devient un strict rationalisme. Elle se propose de penser la totalité du réel grâce au travail du concept car dit-il : " Le concept seul peut produire l'universalité du savoir " (9) La logique et l'ontologie doivent alors s'identifier. Et quand Hegel dit: " Ce qui est rationnel est réel , ce qui est réel est rationnel "(10), il faut bien comprendre que le concept de réalité recouvre en fait l'unité de l'essence et de l'existence. Il s'agit donc pour lui de penser non seulement l'être, mais aussi le devoir-être.

Ici, sa philosophie se démarque radicalement de celle de Kant. Il n'est plus question de limiter le savoir pour faire place à la croyance, mais bien de poser rationnellement les principes d'un savoir absolu. Le royaume de la vérité n'est plus du domaine de la foi et des postulats nécessaires à la morale, il doit s'aborder par la raison pure.

 

C'est pour servir la cause de ce projet "totalitaire" qu'Hegel tente une réconciliation de la raison et de l'histoire. Si la dialectique était connue autrefois sous un jour plutôt péjoratif (était affligé du terme de dialectique tout raisonnement contradictoire et sans issue), avec Hegel cette dernière acquiert ses lettres de noblesse en devenant la clef qui ouvre la porte d'une réconciliation jusqu'alors impossible.

Kant avait reconnu quatre antinomies dans sa Dialectique transcendantale. Hegel constate qu'en fait toute la réalité est faite de contradictions, mais il ne veut pas s'en tenir à l'opposition stérile des contraires. Il croit discerner le mouvement qui les réunit, et plus encore, il voit dans la contradiction la racine de tout mouvement Une chose n'est capable d'activité, de manifestation vitale, que dans la mesure où elle renferme une contradiction. Ce principe devient à la fois moteur de l'histoire et moteur de la pensée. Celle-ci se trouve en mouvement comme celle-là dans une dialectique de l'être et du néant et se réunissent dans le devenir. C'est ici que culmine la pensée dialectique de Hegel : ce processus dynamique, c'est la vérité qui se constitue dans le temps.

 

A ce niveau, nous découvrons la confiance hégélienne en la Providence. Il dit lui-même : " Ce qui est arrivé, et quotidiennement arrive, non seulement n'est pas en dehors de Dieu, mais encore est essentiellement son oeuvre propre."(11)

La monumentale pensée de Hegel est si vaste qu'il convient de dire ici que nous n'en soulignons qu'un aspect. Elle-même est soumise au principe de la dialectique qui fait qu'après avoir énoncé le perpétuel mouvement de la vérité en devenir, elle pose la nécessité de l'institution sans laquelle la liberté ne peut entrer en réalité. Mais si nous avons choisi de présenter ce motif somme toute fondamental de l'oeuvre hégélienne c'est parce qu'il semble bien être celui qui a le plus marqué la réflexion ecclésiale et théologique. Hegel en a-t-il été trahi ? sans doute, mais n'est-ce pas le sort normal de toute pensée dialectique ? (qu'on observe les derniers développements de la théologie issue de Karl Barth et on en aura confirmation)

 

L'introduction de la philosophie d'Hegel en France débuta assez timidement au XIXe siècle, et ce n'est vraiment que vers 1930 que son oeuvre commença a être appréciée et traduite. Toutefois des hommes comme Ernest Renan, Hippolyte Taine ou Victor Cousin furent témoins en leur siècle de l'influence hégélienne. Ce dernier présentait l'éclectisme comme une sorte d'opération mécanique donnant la vérité par le choc ou l'amalgame des systèmes contraires, dont aucun n'est faux, mais dont chacun est incomplet, ou encore, dont chacun est vrai par ce qu'il affirme, faux par ce qu'il nie.(12) Au sein des Eglises Réformées, les vives discussions du synode de 1872 révèlent la tournure plus ou moins hégélienne de la pensée de certains pasteurs du parti libéral. Athanase Coquerel déclare : " La diversité, c'est la loi de la vie, la loi de la durée, la loi du progrès(13)

Au vrai, la dialectique hégélienne apportait un sang nouveau à la revendication libérale Tout rejet d'une doctrine imposée pouvait être fondé sur les nécessaires contradictions d'une vérité en devenir. Adopter une confession de foi obligatoire, ce serait stopper le mécanisme de l'histoire et de la pensée, bloquant ainsi la vie de l'Eglise et de la foi. Un peu plus tard, au cours du même synode, le pasteur orthodoxe Delmas fils démasque l'hégélianisme latent de ses collègues de l'autre bord. " Jamais on nous a dit : ceci est vrai, ceci est faux. On a parlé de Hegel, mais quelle est votre méthode si ce n'est la sienne ? Vous aussi, vous nous renvoyez au devenir éternel ..." et il ajoute peu après: " Vous voilà forcés de donner accès à tout le monde ; votre Eglise n'a plus de porte, elle n'a pas même de muraille, c'est un carrefour où l'on va, où l'on vient, où l'on entre, d'où l'on sort ( ... ) au fond, pour vous, l'Eglise c'est l'humanité."(14)

 

En ne retenant que cet aspect de la pensée du philosophe, il est certain qu'aucune autorité dogmatique ne peut plus être fondée. Avec Kant, l'autorité ultime avait été rejetée au-delà du savoir, dans une transcendance qui n'était abordable que dans la liberté de la foi. Chez Hegel, le lieu possible de l'autorité doctrinale est relégué au " savoir absolu ", à la fin de l'histoire. L'Eglise ne peut donc plus dire la permanence du bien ou du mal, du juste ou du faux. Elle doit considérer chaque affirmation comme un moment du savoir qui se trouve tout à la fois supprimé et intégré par un autre. Elle ne peut donc poser de limite légitime à l'expression de la foi, elle est nécessairement une Eglise pluraliste qui vit perpétuellement le "dépassement" des contradictoires pour une vérité mouvante toujours au-delà. Daniel Lys évoque bien ce lien entre l'inspiration hégélienne et le pluralisme parce qu'il y a pour lui "un dynamisme de la vérité", "la nécessité du pluralisme est inhérente à la profession de la parole."(15)

Nous avons défini le pluralisme comme la doctrine qui fait référence à la diversité sans dire l'unité.. Or, ce refus de dire l'unité est fondé chez un grand nombre de penseurs chrétiens contemporains par une compréhension hégélienne de l'histoire. Chez Pierre-Jean Labarrière, l'unité vers laquelle tend l'homme ne peut jamais être comprise pleinement pour la simple raison que l'histoire n'est pas achevée. Plus loin il ajoute que cette unité est en devenir chez celui qui refuse de localiser la vérité.(16) Et comme on pouvait s'y attendre, dans le discours oecuménique aussi l'influence du maître est tout à fait présente. Jean-Marie Paupert déclare : Il faut donc "dépasser les oppositions dans une plus haute vérité et une plus intense lumière. Una cum : Solvitur in excelsis." (17)

 

Dans ces conditions, l'unité recherchée semble s'être totalement affranchie de tout préalable doctrinal. On parlera d'une unité d'attitude, une volonté partagée de rencontre dans un dépassement des contradictoires. Mais en réalité il s'agit quand même d'un retour inavoué vers une nouvelle doctrine qui fait l'assentiment commun : le salut dans et par le mouvement dialectique de la pensée et de l'histoire. La Jérusalem céleste devient la Jérusalem finale, la transcendance quitte la verticalité pour s'allonger dans le devenir historique. La théologie de Dorothea Sölle (18) apparaît comme l'exemple de ce type d'approche poussé dans sa logique la plus conséquente. Pour elle, le Christ c'est l'Homme en devenir, mais c'est aussi Dieu en devenir. Croire en l'Esprit disait également Mgr Riobé, "c'est croire en l'histoire comme histoire du salut, histoire de la libération de l'homme, de tous les hommes."(19)

 

Si donc on tient à fonder le pluralisme doctrinal dans une épistémologie de type hégélien, il conviendrait au préalable de s'interroger sur la légitimité d'une telle approche dans le cadre même de la théologie chrétienne. "Du seul point de vue intellectuel, ce ne serait pas perdre du temps que d'examiner à la loupe ce concept de "dépassement" devenu le mot d'ordre de tant de jeunes esprits. Au nom du dépassement on risque d'en arriver à une périlleuse régression, à une barbarie mentale savamment dissimulée sous un vocabulaire et une technique purement scolastiques, scolastiques à contenu hégélien ou pseudo-hégélien."(20) Cette remarque, abordée sous un angle purement théologique, se traduit par la problématique du mal. Dans la philosophie globale d'Hegel, le mal est intégré dans le progrès de la pensée. Paul Ricoeur précise: il est même "justifié par le progrès". Or, le mal est réellement une brisure qui ne peut simplement être ramenée au négatif hégélien. Il "pose un problème de régénération, ou de conversion, non de simple transformation dans le discours."(21) Enfin, sur un plan philosophique, le grand système de Hegel cherchant à tout intégrer dans le domaine du savoir, ne rend finalement pas compte de l'histoire humaine qui s'adosse perpétuellement à des limites du savoir (le mal ou l'événement). C'était déjà l'opposition de Kierkegaard qui voyait dans l'exigence d'intelligibilité totale, un écrasement ou une totale évacuation du concept d'existence.

 

En réaction aux grandes machines systématiques que sont l'hégélianisme ou le marxisme se dressent alors les philosophies de l'existence. Nous allons voir comment ces dernières, à nouveau intégrées dans la pensée théologique, vont à leur tour justifier le pluralisme

 

C - L'AVENTURE EXISTENTIALISTE

Aborder d'une manière globale diverses pensées de type existentialiste ne signifie pas que nous ignorons les différences très marquées qui existent entre elles. La distance entre un Sören Kierkegaard et un Jean-Paul Sartre est considérable. Cependant il y a bien quelque chose de commun à toutes ces recherches : une nouvelle attitude, un nouveau regard sur le monde, une contestation commune des fondements de la philosophie classique.

Platon posa un primat qui ne fut plus remis en cause par la philosophie occidentale durant plus de vingt siècles : il s'agit de l'identification entre l'être et l'essence, celle-ci étant conçue comme idée (Eidos). A partir de là, la pensée théorique est nécessairement première ; c'est à elle que revient la charge de structurer l'ensemble de la réalité. Le système hégélien, parce qu'il permet de récupérer même l'histoire et ses contradictions, en est en quelque sorte une apothéose ; chez lui tout est continuité, intégration, et immanence. Mais Kierkegaard dénonça l'incapacité de cette philosophie à rendre compte en réalité du concept d'existence. Cette dernière, en effet, s'oppose radicalement aux conclusions de la pensée théorique. L'existence n'est pas continuité mais discontinuité ; elle n'est pas intégration mais disjonction et choix ; elle refuse l'immanence parce qu'étant liberté elle est transcendance. L'existence ne peut se réduire à la systématique qui est totalité fermée parce qu'elle ne peut être que sur le mode de la liberté, et donc ne s'exprimer que dans les changements brusques, et dans le "saut". Lorsque Mauriac écrit un roman, nous dit Sartre, il décide à l'avance l'essence de ses personnages ; en fonction de ces données essentielles, il leur fait vivre une existence conforme à cette essence. Cela, c'est du jansénisme, du fatalisme, c'est le contraire de la réalité car l'homme est liberté ; il existe d'abord et il se définit après. Ainsi l'affirmation devenue célèbre : "l'existence précède l'essence".

Critiquant l'oeuvre passée, Heidegger, un autre grand nom de l'existentialisme, se lance dans une déconstruction de la métaphysique et de son histoire. "L'être-là" (Dasein), dit-il, est la seule voie d'accès à l'être, à toute compréhension de tout être. l'être est toujours-déjà-là, il est toujours-déjà jeté dans l'existence sans l'avoir choisi. Le retour à une prétendue essence fondamentale n'est qu'une pure illusion de la spéculation théorique, l'être véritable ne se trouve plus au niveau de l'idée mais à celui de l'existence. Ce refus de la spéculation théorique amène d'ailleurs Heidegger à bannir de son vocabulaire le terme "ontologie". Ce dernier sera mentionné sous sa plume pour la dernière fois dans L'Etre est le temps.

 

Les existentialistes ont donc détrôné le vieux primat platonicien. Le problème de l'être est parfaitement dégagé de celui de l'essence. Dès lors, le discours sur l'être devient interprétation de l'expérience existentielle. Il se fondera sur le vécu de la conscience subjective et s'exprimera dans le langage de la psychologie affective. Des expériences comme "l'angoisse" chez Kierkegaard et chez Heidegger, "la nausée" chez Kierkegaard encore puis chez Sartre, l'"ennui" et le "souci" chez Heidegger, deviennent la base d'une réflexion sur la situation de l'être au monde. La réalité est alors décrite, non comme elle pourrait être "en soi", mais telle qu'elle m'apparaît, telle qu'elle m'affecte. "La tâche du philosophe ne saurait consister à saisir et à reproduire le spectacle de la réalité en soi, c'est-à-dire de celle qui serait censée ne s'offrir à aucun témoin Cette opération contradictoire, idéal d'un certain réalisme objectiviste, doit être fermement récusée."(22) "La philosophie doit aller, non dans le sens de l'objectif, mais dans celui de la subjectivité et des sentiments qui établissent notre contact avec l'être."(23) Kierkegaard disait déjà : "plus on pense de façon objective, moins on existe ; et en ce sens le Cogito ergo sum donne une analyse inexacte de la situation de l'homme"(24).

Mais si les existentialistes refusent la situation de l'homme vue à travers l'épistémologie objectivante, ils ne parviennent pas pour autant à en cerner une nouvelle qui puisse être présentée de manière univoque. L'homme est à la fois l'être qui est jeté dans le monde, et celui qui se réalise par l'existence en avant de lui-même. L'être est ce qu'il se fait, nous dira Sartre reprenant ici un thème hégélien, mais il dira aussi : "les jeux sont faits" ; nous sommes condamnés à la liberté. Kierkegaard éprouve également le tragique d'une situation parfaitement paradoxale. La subjectivité, c'est la vérité, dit-il ; mais il reconnaît que c'est aussi l'erreur ! Pour Heidegger "les péripéties essentielles de la relation de l'homme à l'être demeurent gratuites et imprévisibles"(25), elles sont de plus sans fin nécessaire, et d'une nature telle qu'elles provoquent une impossible séparation entre la vérité et la non-vérité. Pour Sartre encore, l'homme est un être qui cherche à être Dieu ; mais comme Dieu est une notion contradictoire, l'homme est nécessairement une "passion inutile" Il est encore comme un âne, tirant derrière lui une carriole, et qui tente d'attraper une carotte fixée au bout d'un bâton, lui-même assujetti à la carriole.

 

La démarche existentialiste emmène l'homme à l'aventure, à une aventure sans fin et sans logique. Sans carte ni boussole, l'existence tend vers une liberté sans but, soumise à la contradiction et finalement à l'absurde.

Pour rendre compte de cette situation, le discours existentialiste se doit donc d'être continuellement brisé et sans possible intégration synthétique. En cela la pensée d'Albert Camus, qui se veut tout à fait anti-systématique, reflète bien l'atmosphère existentialiste. "Je crois que cela m'est égal d'être dans la contradiction. Je n'ai pas envie d'être un génie philosophique. Je n'ai même pas envie d'être un génie du tout, ayant déjà bien du mal à être un homme.(..) Le malheur est que nous sommes au temps des idéologies, et des idéologies totalitaires, c'est-à-dire assez sûres d'elles-mêmes, de leur raison imbécile ou de leur courte vérité, pour ne voir le salut du monde que dans leur propre domination."(26)

 

La construction théologique qui fut largement déductive, originaliste si ce n'est essentialiste, attirée par la systématique, paraît à première vue fondamentalement étrangère à ce courant. En fait, il n'en est rien. L'expérience du chrétien a toujours constitué, dans une plus grande ou plus faible proportion, une voie d'approche pour la compréhension du message biblique. Ce thème de la subjectivité était déjà présent chez Calvin à travers le témoignage intérieur du Saint Esprit, mais aussi, bien sûr, dans l'expérience de Luther. Il fut surtout mis en évidence par les anabaptistes, puis plus tard par les piétistes, les fidéistes et les libéraux. Cet accent porté sur une approche plus inductive de la théologie finira par rejoindre au cours de ce siècle les démarches de type existentialiste. La théologie néo-orthodoxe puisera aux sources kierkegaardiennes, tandis que les oeuvres de Bultmann ou de Tillich, parmi les plus grands, résonnent aux accents de la philosophie existentiale.

Tels l'humanisme et le rationalisme au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, l'existentialisme est entré comme une puissante lame de fond dans la théologie protestante du XXe siècle. Pour Heidegger, la théologie est "l'auto-interprétation conceptuelle de l'existence croyante."(27) C'est ainsi qu'elle est conçue en effet pour un certain nombre de théologiens et de pasteurs dans l'Eglise Réformée d'aujourd'hui.

 

Si, comme nous l'avons vu, le pluralisme peut être justifié par les épistémologies de type kantienne et hégélienne, il l'est d'autant plus lorsqu'on adopte les présupposés de l'existentialisme. En effet, par trois côtés, de trois manières, les théologies existentiales ou inductives soutiennent un pluralisme nécessaire dans l'Eglise.

- D'une part à cause du principe de liberté qui seul ouvre la porte à l'existant. Cette liberté est conçue comme une autonomie qui se veut radicale. Elle va de pair avec la vision subjective du monde. La liberté, c'est justement ce rejet des conceptions objectivistes prétendument universelles, et par là autoritaire. Dans cette optique, il arrive même que la notion de salut soit ré-interprétée comme délivrance de l'objectivité. "On n'a pas compris que l'homme aspire non au prolongement de sa raison ni à son renforcement, mais à la délivrance de l'objectivité dans laquelle sa raison le maintient."(28) La vision subjective permet d'inclure le réel dans une perspective qui peut conduire ce dernier vers sa vérité, "cependant, à l'inverse de ce qui a lieu pour l'idéalisme ou le transcendantalisme, cette perspective n'est pas unique mais multiple ( ... ), elles ( les multiples perspectives) ont à s'ajuster sans cesse les unes sur les autres, abolissant du même coup, tant la possibilité du savoir absolu que la tentation de concevoir cette montée comme l'oeuvre de l'esprit se mouvant en vue du seul soi-même".(29) La pluralité des perspectives est bien irréductible, elle est fondée dans la multiplicité des consciences du monde "pour soi". L'unité et la vérité seront donc nécessairement plurielles, l'auto-interprétation des existences religieuses suppléant en définitive au logos préexistant.

- D'autre part, l'absence d'une parole intégrative implique en théologie une méfiance vis-à-vis de la dogmatique entendue comme théologie systématique. Certes, puisque toute pensée ne peut, sous peine de devenir incommunicable, faire l'économie d'une organisation rationnelle, la théologie systématique de type existentialiste existe néanmoins. Mais soumise aux exigences irrationnelles de l'existence, son discours sera parcellaire ou émietté de manière à inclure la contradiction sans la réduire. Théologie de la contradiction, elle tend à devenir aussi, théologie du non-choix en matière doctrinale car "toute victoire doctrinale qui bloquerait la quête existentielle de l'autre ruinerait les conditions de la vérité pour tous."(30) "Entre cet endroit et cet envers du monde, je ne veux pas choisir, je n'aime pas qu'on choisisse ... parce que je n'aime pas qu'on triche. Le grand courage, c'est encore de tenir les yeux ouverts sur la lumière comme sur la mort."(31) La théologie se doit donc d'être constamment ouverte et l'Eglise, en conséquence, devra maintenir la contradiction en son sein pour ne pas aliéner la conscience de ses membres par un choix doctrinal.

- Enfin, avec ce  type de démarche, un doute apparaît sur la cohérence du monde et donc sur la possibilité du langage à rendre compte de celui-ci, même au travers de la perspective subjective de la foi. Albert Camus, dans l'Etranger et le Malentendu, puis encore dans La Peste et L'Exil et le Royaume, présente le drame de l'incommunicabilité, l'impossibilité d'exprimer par la parole l'expérience intime la plus précieuse. Le problème du langage est posé dans toute son oeuvre, se résolvant quelquefois par le silence, dans un principe de sympathie postulant l'existence d'un au-delà des mots.

De même dans l'Eglise, une certaine réserve ou une certaine peur vis-à-vis du discours, et notamment du discours d'autorité que constitue la doctrine, est due quelquefois à cette méfiance principielle envers le langage verbal, méfiance qui débouche sur une foi irrationnelle en l'unité de l'ineffable. On préférera alors une politique du silence à celle de la parole.

En fin de compte, ce manque de confiance dans le langage conceptuel révèle ce qui constitue le point fondamental de l'expérience de l'existentialiste chrétien : sa finitude face à l'infinitude de Dieu. La sotériologie se saisit alors du thème et remplace le mouvement péché/grâce, en finitude/liberté.

 

Voici donc, avec Kant, avec Hegel et dans les aventures existentialistes, des philosophies qui peuvent fonder, chacune selon une logique qui lui est propre, un pluralisme doctrinal. Ne nous y trompons donc pas, ce n'est pas la diversité des théologies qui justifie le pluralisme dans l'E.R.F., mais bien un certain consensus épistémologique issu de ces nouveaux regards sur le monde que nous venons d'évoquer. Autrement dit, nous voici à nouveau convaincus qu'il s'agit bien d'une doctrine et non pas d'une simple attitude de tolérance. Le pluralisme est aujourd'hui posé a priori et non accepté a posteriori, même si historiquement le mouvement a probablement été inverse.

Ainsi, on voit bien que le pluralisme ne ressort pas du domaine de l'éthique -ce que je dois faire - mais de la dogmatique pure - ce que je dois croire -. Il devient ainsi peu à peu le dogme essentiel de bien des grandes Eglises protestantes nationales.

Appuyé, comme nous l'avons vu dans notre première partie, par une certaine situation de fait, par une histoire mouvementée et une construction unitaire chargée d'ambiguïté, le credo pluraliste joue aujourd'hui un rôle déterminant dans la survie de l'Institution. Ce point a été relevé lors du colloque de Strasbourg de 1972 lorqu'il fut avoué que la formule de 1938 : "sans vous attacher à la lettre des formules... demeure en fait le garant de l'unité de l'E.R.F."(32). Dans ces conditions il se pourrait bien que le pluralisme doctrinal demeure pour très longtemps encore le remède miracle auquel bien peu, même parmi ceux qui sont convaincus de son caractère nuisible, voudront prendre le risque de renoncer.

 

Néanmoins, nous allons montrer dans une dernière partie que ce choix introduit un élément étranger à la nature même de l'Eglise, et nous essaierons de voir comment peut être repris, dans une attitude nouvelle, le principe d'une cohérence doctrinale.

 

 

(1) Basic Modern Philosophy of Religion  Ed. George Allen & Unvin L T D London 1968 p. 294

(2) B. REYMOND, "Les présupposés philosophiques du fidéisme ménégozien" in Revue d'histoire et de philosophie religieuse 1979/1

(3) P.A. STUCKI, Tolérance et doctrine, coll. Alethina n°7, Ed.L'âge d'homme, Lausanne 1973, p.34 à 37

(4) A. GOUNELLE, "Les théologiens et les Eglises" in E.T.R. 1974/4, p. 541

(5) G. DELTEIL in Information/Evangélisation n°2-3 / 1971, p. 87

(6) Encyclopedia Universalis  vol 9, article de L. GUILLERMIT, p. 622

(7) P. RICOEUR "Hegel aujourd'hui" in E.T.R. 1974/3

(8) Encyclopedia Universalis  vol.8, p.281, article de C.BRUAIRE

(9) Dictionnaire des grandes philosophies  Ed.Privat, Toulouse 1973, article de A.CLERAMBARD  p.135

(10) Ibid. p.279

(11) Dictionnaire des grandes philosophies  Op.cit p.138

(12) Dictionnaire des contemporains de G. VAPEREAU, Ed. Hachette, Paris 1865, article  "COUSIN"

(13) E. BERSIER , Histoire du Synode général de l'Eglise Réformée de France - 1872,  Sandoz et Fischbacher, Paris 1872  p.162

(14) E. BERSIER  Ibid. p. 246

(15) D. LYS  "Avant propos" in E.T.R. 1974/4, p.480

(16) P.J. LABARRIERE, L'unité plurielle, Ed. Aubier-Montaigne, 1975

(17) J.M. PAUPERT, Taizé et l'Église de demain, Ed. Le Signe-Fayard, Paris 1967, p.242

(18) R. MEHL, "La crise actuelle de la théologie" in E.T.R. 1970/4, p.363

(19) cité par F. QUERE, "L'exclusion s'exclura-t-elle?"  in Lumière et Vie  n°141, 1979, p.102

(20) G.CANGUILHEM, "Hegel en France" in Revue d'histoire et de Philosophie Religieuse, n°4, 1948-49, p297

(21) P.RICOEUR, "Hegel aujourd'hui" in E.T.R. 1970/4, p.351

(22) Encyclopedia Universalis vol.10, p.818, art. de Ade WAELHENS

(23) Dictionnaire des grandes philosophies, Op.cit., p.117, art. de J.L. DUMAS

(24) Kierkegaard cité in Dictionnaire des grandes philosophies, Ibid. Loc.cit.

(25) Encyclopedia Universalis vol.8, p.283, art. de A.de WAELHENS

(26) Encyclopedia Universalis vol.3, p.833, art. de P. LECOLLIER

(27) Heidegger cité par A. GOUNELLE,  "Les théologiens et les Eglises" in E.T.R. 1974/4, p.536

(28) J. KAMP,  Credo sans foi, foi sans Credo,  Coll. Présence et Pensée, Ed. Aubier-Montaigne, Paris 1975, p.34

(29) Encyclopedia Universalis vol.10, p.818, art. de A.de WAELHENS

(30) Encyclopedia Universalis vol.9, p.403, art. de J.HERSCH

(31) A. CAMUS in Encyclopedia Universalis vol.3, Op.cit., p.834

(32) Crises et mutations dans le protestantisme français, Colloque de Strasbourg, 1972, publié par R. Mehl, Paris 1974, p-15