L'OBSESSION PLURALISTE

Controverse au sujet du pluralisme doctrinal
dans l'Eglise Réformée de France
 
Daniel BERGESE 

TROISIEME PARTIE 

POUR UNE EGLISE ET DES PAROISSES NON PLURALISTES

 

1°/ LE FONDEMENT SCRIPTURAIRE 

 

A - LA COHERENCE THEOLOGIQUE DES ECRITURES

 

"Quiconque va trop avant et ne demeure pas dans la doctrine du Christ n'a pas Dieu. Celui qui demeure dans la doctrine il a, lui, et le Père et le Fils." (2 Jean 9)

 

La démarche qui cherche à fonder le pluralisme doctrinal dans les Ecritures procède globalement de deux manières. D'une part, elle prétend démontrer qu'il y a dans la Bible une multiplicité d'approches théologiques qui relèvent souvent du contradictoire, et d'autre part, elle veut montrer par les textes que ces contradictions ne sont en fait que l'expression légitime de la foi ! Celle-ci étant bien entendue présentée comme fides qua creditur, c'est-à-dire sous l'angle préférentiel de la démarche croyante subjective et relationnelle. La doctrine tombe alors au rang du fonctionnel. Elle devient un simple outil pour la pensée. Il faut qu'il y en ait une, mais peu importe en définitive son contenu, pourvu qu'elle manifeste la foi. Paul Wells relève que cette double démarche est à la base de bien des théologies contemporaines : " Ces deux aspects de la théologie moderne, la relativisation de la vérité et la fragmentation du message biblique, favorisent le développement et la légitimation du pluralisme théologique."(l)

Il est impossible, au cours de ces quelques lignes, de répondre avec l'abondance que mériterait un tel sujet, pourtant nous sommes convaincus que les deux aspects de cette démarche ne rendent pas justice au texte biblique dans son intégrité. Par quelques touches rapides nous allons essayer de soutenir cet avis.

 

En ce qui concerne la fragmentation du texte biblique, et par suite l'affirmation d'un choix nécessaire pour reconnaître "l'Evangile" au sein d'une compilation quelque peu contradictoire, remarquons d'abord qu'une telle approche n'est pas foncièrement nouvelle.

Toutes les hérésies au cours des siècles ont procédé explicitement ou implicitement sur un procédé de ce genre: découverte d'un "coeur" de l'Evangile qu'on isole et qu'on oppose ensuite au reste des Ecritures. Marcion est l'exemple type : retenant une partie du Nouveau Testament et

élaborant à partir de là un système religieux, il en vint à rejeter le reste des Ecritures et notamment l'Ancien Testament. Il croyait voir une opposition radicale entre le Dieu de l'Ancienne Alliance et celui révélé par Jésus-Christ. Ceux, aujourd'hui, qui pensent discerner des contradictions doctrinales au sein des Ecritures commettent la même erreur, à savoir qu'ils oublient (?) d'interpréter chaque donnée biblique dans le cadre référentiel privilégié que représente la totalité des Ecritures. Le cadre référentiel privilégié de Marcion était sans nul doute celui du gnosticisme païen ; celui de bien des exégètes contemporains se limite souvent au contexte religieux et culturel de l'auteur présumé, et éventuellement de ses destinataires.

Sans nier l'intérêt et la valeur de ces études, il faut être conscient des écueils que représente un travail trop analytique, non synthétique. Deux dangers menacent : soit l'étude va se confiner dans l'académisme et il n'en sortira pas un sens pour nous aujourd'hui ; soit - et c'est pire - l'exégète va "faire parler" le texte en l'imaginant comme un tout, ou bien comme une parole première (ou dernière!) remodelant la foi, contestant des acquis traditionnels, alors qu'il ne s'est pas donné la peine de situer le propos dans l'ensemble de la Révélation. Ce qui est en cause aujourd'hui, c'est le manque manifeste d'une théologie biblique qui tienne compte de l'ensemble de la Bible, Ancien et Nouveau Testaments. Une telle élaboration est absolument nécessaire. A sa lumière, les particularités deviennent intégrables dans une unité de complémentarité et non pas dans une "fidélité contradictoire".

En vérité, la diversité doctrinale manifestée dans les écrits bibliques ne devient irréconciliable qu'en vertu d'un certain a priori de lecture.

 

Notons que la discussion actuelle cherchant à justifier le pluralisme révèle déjà sa faiblesse en ne choisissant que le Nouveau Testament comme objet d'étude. Sans doute celui-ci apparaît-il suffisamment divers, bien assez contradictoire en lui-même ; il semble donc inutile d'y rajouter encore l'Ancien pour étayer la démonstration. Cependant, la mise de côté de l'Ancien Testament n'est pas sans effet sur le débat. En effet, sans l'Ancien Testament il y a des intégrations qui demeurent impossibles. La personne même de Jésus, sa mission, deviennent floues et prêtent à l'ambiguïté ; on ne peut saisir le Christ sans Israël qui le porte.

D'une manière devenue désormais classique, c'est l'existence même de quatre évangiles qui donnent aux "pluralistes" leur premier argument. Or, dans le cadre d'une véritable théologie biblique, les quatre évangiles, loin de s'opposer, se supportent et se complètent en vue de la manifestation de l'Evangile du salut, ce dernier ayant un contenu conceptuel précis. Jean parle de cet Evangile comme d'une doctrine,(didach) la "doctrine du Christ". Celle-ci se présente à nous dans un discours cohérent qui affirme et qui nie (1 Jean 4/1-3). C'est cet Evangile dans sa teneur objective qui fonde la distinction entre l'hérésie et l'orthodoxie. Nous allons revenir sur ce point capital.

 

Il convient donc de relever que l'unité biblique ne se contente pas d'être une unité de référence envers une personne et un Evangile toujours au-delà du langage. Cette conception lâche de l'unité biblique, contre laquelle nous argumentons, nous semble par ailleurs démentie par les limites mêmes du canon biblique sur lequel chacun accepte encore de se fonder. En effet si ce type d'approche théologique avait prévalu au moment de la formation du canon, si la seule référence à Jésus ou à un Evangile de salut avaient suffi comme critère d'inspiration, les récits ébionites, marcionites, docètes, gnostiques valentiniens, auraient figuré dans un Nouveau Testament qui serait alors vraiment incohérent.

 

 

Mais ici on touche au deuxième aspect de la démarche, aspect qui consiste à relativiser à l'extrême la question du contenu objectif de la foi. Saisissant 1 Corinthiens 7/29 à 31, où Paul procède à une exhortation visant à montrer la situation relative des préoccupations de ce monde, les "pluralistes" incluent dans la liste des soucis mondains la recherche ou la proclamation de la vérité. "Que ceux qui ont la vérité soient comme s'ils ne l'avaient pas"(2) Cette interprétation relève de la fantaisie ! Ce passage, bien au contraire, met en évidence un absolu de foi contre le relatif de tout autre chose. Et cet absolu de foi fait nullement l'économie de la doctrine juste. Toute l'attitude de Paul, à travers tous ses écrits, va dans ce sens.

Aux Corinthiens, dans la deuxième épître, il ne fait pas reproche d'être devenus des non-croyants, d'abandonner Jésus ou l'Evangile, mais d'aller vers un "autre Jésus" ou un "autre Evangile"(3). Même chose avec les Galates(4). Par contre, avec les Romains, il se réjouit de partager une foi commune(5), déclarant peu après : "Rendons grâce à Dieu : vous étiez esclaves du péché, mais vous avez obéi de tout votre coeur à l'enseignement commun auquel vous avez été confiés"(6). "L'enseignement commun" (tupon didachs) peut être traduit également par "règle doctrinale". A ce propos la T.O.B. précise : "Il s'agit de la première prédication chrétienne, dont le contenu fondamental reste identique, quel que soit le prédicateur.(l Cor.15/11) Paul reconnaît ainsi l'authenticité de l'enseignement que les Romains ont reçu, bien qu'il ne vienne pas de lui (Rm.15/15; 16/17)."(7) La conséquence de cette démarche effectuée par les chrétiens de Rome, c'est la libération du péché et l'entrée au service de la justice (cf.verset 18). Autrement dit, cette obéissance c'est celle de la foi qui mène à salut. Il n'y a pas de rupture entre la foi relationnelle et la foi confessée s'exprimant dans la doctrine ; les deux aspects sont nécessaires au salut. Il y a d'une part une attitude existentielle : "obéir de tout votre cœur", et d'autre part un objet de foi : "l'enseignement commun" Jamais, nous dit Henri Blocher, la Bible ne sépare ces deux éléments, pas plus qu'elle ne sépare la doctrine de la vie, la parole de sa formulation et la personne de Jésus de son enseignement.(8)

 

La question du véritable Evangile se pose donc déjà dans le Nouveau Testament avec une acuité significative. En Actes 18/24 à 26, l'épisode de la prédication d'Apollos nous montre ce souci du juste message : "Il avait été informé de la Voie du Seigneur et, l'esprit plein de ferveur, il prêchait et enseignait exactement ce qui concernait Jésus, tout en ne connaissant que le baptême de Jean. (...) Lorsqu'ils l'eurent entendu, Priscille et Aquilas le prirent avec eux et lui présentèrent plus exactement encore la Voie de Dieu." Un peu plus loin dans le même récit de Luc, nous assistons aux adieux de Paul aux anciens d'Éphèse. Evoquant

son ministère auprès d'eux l'apôtre souligne que celui-ci a été pleinement réalisé. Il déclare : "Je suis pur du sang de tous", et il ajoute encore : "je n'ai vraiment rien négligé : au contraire, c'est le plan de Dieu tout entier que je vous ai annoncé".(9) La prédication de la totalité du "plan de Dieu" semble pour Paul le meilleur garant matériel du salut des Ephésiens. Cette opinion, il l'exprime à nouveau en 1 Corinthiens 15/1 et 2 : "Je vous rappelle, frères, l'Evangile que je vous ai annoncé, que vous avez reçu, auquel vous restez attachés, et par lequel vous serez sauvés si vous le retenez tel que je vous l'ai annoncé ; autrement, vous auriez cru en vain." Suit alors un résumé doctrinal christologique.

Ce qui était la "Voie de Dieu" en Actes 18, c'était le "Plan de Dieu" en Actes 20, c'est ici l'Evangile. Chaque fois, il s'agit du discours inhérent à la foi chrétienne. Dans ce dernier passage, Paul précise même qu'une déformation ou une réduction de ce discours peut entraîner de graves conséquences, à savoir l'inefficace de la foi. Au cours de ce chapitre, il met l'accent sur la résurrection : "s'il n'y a pas de résurrection des morts, Christ non plus n'est pas ressuscité, et si Christ n'est pas ressuscité, notre prédication est vide et vide aussi votre foi."(10)

 

A la lumière de ces quelques exemples, il apparaît légitime de considérer le discours doctrinal, non comme un simple outil pour la pensée, mais comme l'élément fondamental de la foi chrétienne, élément qui ne peut être ni supprimé, ni réduit, ni transformé. Et bien évidemment, la définition du véritable Evangile entraîne de facto la possibilité des faux Evangiles. Le Nouveau Testament n'évite pas cette question. Il y a, selon 1 Timothée 4/1, des "doctrines inspirées par les démons". Ces dernières n'ont rien à faire avec le véritable Evangile, même si elles lui ressemblent quelquefois. La vérité formulée n'est donc pas sans rapport avec le combat céleste contre le mal. Il y a une "saine doctrine" qui, reçue dans la foi, mène à salut, et des doctrines de démons qui conduisent à la perdition (cf. Apocalypse 2/14). Le Nouveau Testament n'est donc résolument pas pluraliste sur le plan doctrinal. Les faux Evangiles et les "autres Christ" sont impitoyablement rejetés.

 

Sur le plan de la critique néo-testamentaire, il est important de souligner que cette unité du discours trouve son fondement et son explication dans la personne même du Jésus de l'histoire. Si une approche uniquement kérygmatique des origines du Nouveau Testament aura toujours tendance à émietter la cohérence de ce dernier, le retour au Jésus historique permet une réunification autour de sa personne et de son enseignement. Tous les écrits canoniques puisent leur spécificité, directement ou indirectement, aux impulsions et aux impressions provoquées par l'homme de Galilée. "En définitive, la question de l'unité du Nouveau Testament est donc inséparable de la question de la conscience personnelle de Jésus."(11) Poursuivant dans ce sens, on peut émettre l'hypothèse selon laquelle la conscience personnelle de Jésus étant liée pour une part à l'histoire unique d'Israël, et à sa présentation dans l'Ancien Testament, l'unité globale de la Bible s'origine dans une histoire unique porteuse de signification et dont le Christ constitue à la fois l'achèvement et le dévoilement (Rom.16/25-26). C'est donc fondé sur l'unique Christ que nous pouvons (et devons !) approcher les Ecritures comme un seul et même message dont la diversité n'échappe jamais à la cohérence.

 

 

B - L'UNITE DE L'EGLISE NEO-TESTAMENTAIRE.

Gunkel et Bultmann ont prétendu que l'Eglise primitive était syncrétiste. La discipline et la doctrine ne se seraient imposées qu'avec le vieillissement de la vie ecclésiale, trahissant ainsi la pure forme communautaire pneumatique des origines. D'autres aujourd'hui, moins audacieux, veulent voir dans l'Eglise primitive une Eglise pluraliste.

Là encore, on suppose l'histoire de l'Eglise comme une évolution qui va du plus simple au plus complexe, du spontané à l'organisé, de la simple communauté d'expérience à la théologie du premier catholicisme. Certes, il faut rendre à ce schéma la part de vérité qu'il recouvre, à savoir d'une part le fait constatable que la théologie chrétienne a agrandi continuellement au cours de son histoire la largeur et la précision de son discours, et d'autre part cet autre fait bien probable que la communauté primitive était composée essentiellement d'individus ayant réellement fait une expérience. Cette expérience qui est en filigrane tout au long du livre des Actes se trouve définie dans les termes de "conversion", de "repentance", et de réception du Saint-Esprit.

 

Mais ici, il convient de nous séparer du schéma proposé, car ce n'est pas cette expérience qui fonde l'Eglise, mais la prédication de la Parole. De même que le Christ précède l'Eglise, de même la prédication de l'Evangile précède le rassemblement ecclésial. Selon le récit des Actes, au jour de la Pentecôte c'est cette prédication effectuée par Pierre

qui provoque le premier rassemblement, c'est là que naît l'Eglise chrétienne dans son épaisseur historique. Le rapport du discours de Pierre est éclairant. Il n'y est pas question de l'apôtre et de son expérience, sinon de manière introductive pour rebondir sur les remarques entendues, mais de l'histoire d'Israël et celle de "Jésus le Nazoréen"(12). Pierre rappelle des événements et leur donne une interprétation. Le discours fondateur de l'Eglise, selon le témoignage de Luc, est donc loin d'être neutre sur le plan théologique. L'Eglise est, dès le départ, dans une optique doctrinale précise, et les éléments tout au long du Nouveau Testament qui nous permettent de mieux connaître cette primitive Eglise abondent dans ce sens. René Coste, qui constate : "la foisonnante diversité théologique de l'Eglise apostolique est pour nous l'un des signes les plus probants de sa créativité et du climat de liberté qui y régnait"(13), déclare par ailleurs : "Le souci de rigueur conceptuelle de la jeune Eglise est tout à fait remarquable. Pour elle, il existe une plate-forme commune de pensée précisée avec la plus grande netteté, et à ses yeux, si on ne l'accepte pas intégralement, on n'a pas le droit de se dire chrétien."(14) Certes, ce souci n'a pas toujours porté pleinement ses fruits, et les Eglises du premier siècle n'ont pas toujours démontré une solidité doctrinale à toute épreuve. Il convient dès lors de faire une distinction entre l'Eglise telle qu'elle a été, et l'Eglise telle qu'elle se devait d'être au travers des exhortations apostoliques. Une fois la confusion évitée, on peut affirmer que l'un et l'autre aspects témoignent ensemble de l'être de l'Eglise. En effet, la réalité de l'Eglise est pour une part au-delà de ce que l'on voit. Son être c'est aussi son devoir-être.

 

La première communauté de Jérusalem, fondée suite aux événements de Pentecôte, a vécu durant un temps du moins, une grande unité dans une grande authenticité. L'aventure tragique d'Ananias et Saphira est à ce sujet tout à fait significative. Cette unité qui s'exprimait par des attitudes communes, par le partage des biens et du repas eucharistique, ne faisait pas l'économie d'une expression doctrinale. Celle-ci trouvait sa source dans le témoignage apostolique, lui-même en référence directe à la personne et à l'enseignement de Jésus. Chaque jour, nous dit le texte, "au Temple comme à domicile, ils(les apôtres)ne cessaient d'enseigner et d'annoncer la bonne nouvelle de Jésus Messie."(15) Peu avant, à propos des nouveaux croyants, Luc nous dit: "Ils étaient assidus à l'enseignement des apôtres..."(16). Loin d'être une pure communauté d'émotion qui aurait aboli la nécessité d'une instruction dispensée par quelques-uns, l'Eglise vivait d'une relation de maîtres à élèves, d'enseignants à enseignés. C'était d'ailleurs la situation de Jésus avec ses disciples. Les termes didaskw et didach sont clairs : ils évoquent une connaissance transmise verbalement. La référence centrale à "Jésus Messie" montre par ailleurs que cet enseignement se fondait à la fois dans l'espérance d'Israël et dans la personne de Jésus.

 

Dans le cadre d'une seule Eglise localement bien délimitée, et en présence de l'autorité incontestable des apôtres, le maintien d'une unité de doctrine ne semble pas avoir soulevé de problèmes majeurs. Mais avec la dispersion, des difficultés réelles vont commencer. L'épisode concernant la prédication d'Apollos, déjà mentionné au chapitre précédent, est significatif des problèmes nouveaux auxquels le christianisme est désormais confronté par le fait même de son succès. Avec la conversion des païens et la création des Eglises de la gentilité, les difficultés prennent une proportion inattendue. L'absence du terrain judaïque nécessite tout à coup une explicitation, et donc un approfondissement du message évangélique. C'est alors qu'éclate un conflit d'interprétation entre l'Eglise de Jérusalem et celles issues du monde païen. Fallait-il, oui ou non, maintenir la circoncision ? La situation fut jugée suffisamment grave pour susciter un "synode" à Jérusalem en présence de représentants de ces Eglises non juives. A la question théologique : la circoncision est-elle nécessaire pour être sauvé ? Une réponse pluraliste était possible ! Le synode aurait alors montré dans ce cas le caractère relatif de la doctrine, même dans ses aspects fondamentaux. Ce qui serait déclaré vrai à Jérusalem serait faux à Antioche et vice-versa. Telle n'a pas été l'option choisie. La circoncision a été déclarée non nécessaire au salut, et ceci pour l'Eglise universelle. Les Juifs pourront continuer à la pratiquer s'ils le souhaitent mais son statut de signe d'appartenance au peuple de l'alliance a été levé, le baptême l'ayant remplacé.

Dans la lettre aux Galates, Paul manifeste le même souci d'union doctrinale avec Jérusalem. "Or j'y montai(à Jérusalem) à la suite d'une révélation et je leur exposai l'Evangile que je prêche parmi les païens; je l'exposai aussi dans un entretien particulier aux personnes les plus considérées, de peur de courir ou d'avoir couru en vain."(17) Ainsi assuré d'une "plate-forme commune", l'apôtre n'hésitera pas le moment venu, à reprendre Pierre en public, celui-ci ayant un comportement trahissant l'Evangile qu'ils avaient reconnu authentique. (cf.Gal.2/llàl4)

 

En conséquence, il paraît légitime d'affirmer que pour l'Eglise primitive, ni la diversité des communautés locales, ni les différences culturelles, ni celles relevant des origines religieuses des croyants, ne devaient justifier une dislocation, une pluralisation de la didach.  Il existait réellement une doctrine évangélique oecuménique. Les luttes que chaque communauté exerçait contre les influences de toute sorte sont assurément la manifestation, non pas comme on a voulu le voir d'hypothétiques combats inter-Eglises, mais d'une volonté ferme de maintenir le credo de la foi chrétienne.

"Tout esprit qui confesse Jésus-Christ venu dans la chair est de Dieu, et tout esprit qui divise Jésus n'est pas de Dieu ; c'est l'esprit de l'antichrist."(18) Nous ne sommes pas ici dans le relativisme d'une lutte d'opinions entre chrétiens, mais dans le combat radical pour le maintien du véritable Evangile "L'auteur bataille pour que le chemin du salut reste ouvert, que son entrée ne soit pas masquée par celle d'une avenue plus large mais qui ne mène nulle part."(19)

Néanmoins, il est vrai qu'une certaine diversité est exprimée par les différentes communautés présentes dans le Nouveau Testament. Entre les trois grands courants primitifs que nous connaissons bien: les Eglises judéo-chrétiennes, les Eglises pauliniennes et les Eglises johanniques, nous trouvons sans aucun doute une accentuation différente, ainsi que l'utilisation d'un appareil conceptuel différent. Cette pluralité exprime un aspect de l'étendue des possibles que peut recouvrir l'énoncé de l'Evangile originel au travers de l'Eglise universelle. Toutefois, comme le souligne Karl Barth, "La communauté locale et caractérisée localement ne saurait être essentiellement différente des autres (...) aucune de ces communautés ne possède un Seigneur, un Esprit ou un Evangile particulier."(20)

 

Ce refus du pluralisme doctrinal inter-Eglises entraîne également son refus à l'intérieur même des communautés. On peut être étonné de voir Alphonse Maillot soutenir la thèse pluraliste à l'aide de l'exemple de l'Eglise de Corinthe. Dans cette Eglise, un certain nombre de personnes "formulaient de vives réserves sur la résurrection du Christ et sur la leur".(21) De cela, et du fait que Paul appelle "frères" les gens de cette communauté, Maillot déduit que le pluralisme est fondé. Certes, la résurrection est un des points dont on peut être sûr qu'il participe de cet Evangile fondamental auquel toute l'Eglise primitive rend témoignage. Un compromis sur ce sujet serait donc tout à fait révélateur pour l'ecclésiologie de cette primitive Eglise. Mais en vérité il n'y a pas de compromis !

D'une part l'appellation "frères" adressée aux Corinthiens l'est d'une manière globale, à une Eglise dont le fondement et l'attachement à la personne de Paul demeurent le signe de son authenticité; et d'autre part, et surtout, l'apôtre ne justifie pas cette situation. Il montre l'erreur, mettant en évidence la gravité de ces affirmations. Par l'argumentation qu'il déploie, il démontre que le vrai christianisme ne peut se passer de la foi en la résurrection. L'absence de celle-ci n'est pas seulement une "infirmité", comme aime à le dire Alphonse Maillot, mais véritablement une menace de mort. Aussi ces gens de Corinthe sont-ils vivement invités à réviser leur position.

Dans une situation de ce genre, il faut donc appliquer la distinction que nous avons soulevée tout à l'heure. Il y a l'Eglise telle qu'elle est et l'Eglise telle qu'elle doit être. Qu'il y ait à l'intérieur des communautés des gens qui errent sur le plan doctrinal, c'est un fait que nous rapporte justement ce passage, mais c'est un fait également que des pécheurs publics et scandaleux vivent au sein de ces mêmes Eglises, et l'exemple de Corinthe est ici toujours très à propos. De là à déduire que l'Eglise se voulait, ou se veut telle, de là à construire une dogmatique et une éthique prenant en compte cet état de fait, il y a une distance infinie, celle qui va du péché à la Rédemption. Ce passage, loin de fonder le pluralisme, montre avec quelle fermeté l'apôtre Paul réagit face à une évacuation du véritable Evangile.

Corinthe était également un lieu où l'on pratiquait la théologie spéculative, comme semble l'indiquer le début de l'épître. Ce phénomène entraînait des discordes, et suscita à nouveau la critique de l'apôtre : "Je vous exhorte, frères, au nom de notre Seigneur Jésus-Christ: soyez tous d'accord(22), et qu'il n'y ait pas de divisions parmi vous ; soyez bien unis dans un même esprit et dans une même pensée."(23) Encore une fois, on le voit, cette exhortation à l'unité ne fait pas l'économie de la "pensée" et donc du discours par lequel elle se nourrit et s'exprime. Cette unité ne pouvant se réaliser dans la théologie des partis (Apollos, Céphas, Paul, Christ), Paul renvoie implicitement ses lecteurs à l'Evangile, c'est-à-dire au consensus fondamental du christianisme.

Les épîtres pastorales, plus tardives, relatent encore ce combat de l'Eglise du premier siècle pour la conservation du pur Evangile. La salutation finale de la première épître à Timothée rend compte du lien étroit qui unissait la foi et son contenu objectif ici nommé : "le dépôt". "O Timothée, garde le dépôt, évite les bavardages impies et les objections d'une pseudo-science. Pour l'avoir professée, certains se sont écartés de la foi."(24)

Enfin nous avons dans ces mêmes épîtres le témoignage de la pratique de l'exclusion. Hyménée et Alexandre ont été "livrés à Satan" (cette expression signifie sans doute la mise à l'écart de la communauté). Le motif exact de cette exclusion ne nous est pas donné en 1 Timothée 1/20, mais en 2 Timothée 2/17,18. Rien ne nous oblige à penser qu'il s'agisse du même Hyménée que dans la première épître mais les présomptions sont fortes. Hyménée aurait donc subi cette mise à l'écart pour une raison doctrinale "prétendant que la Résurrection a déjà eu lieu."

 

Avec ce dernier exemple, nous achevons ce rapide tour d'horizon. Nous avons aperçu comment l'Eglise néo-testamentaire comprenait son unité. Non pas d'abord comme le rassemblement d'individus qui auraient fait une même expérience "pneumatique", mais essentiellement comme une communauté réunie autour d'un credo, autour d'une doctrine de la foi normée par le témoignage primitif : celui du collège apostolique. C'est ainsi que cette Eglise s'envisageait, c'est ainsi qu'elle voulait être et c'est ainsi qu'elle était dans une large mesure. Cette attitude et cet exemple nous semblent être normatifs pour l'Eglise de tous les temps. 

 

 

(1) P.WELLS, "Le pluralisme, l'Ecriture et l'unité de l'Eglise" in Revue Réformée 1974/3, p. 122.

(2) Document "Pour une Eglise et des paroisses pluralistes", in Information/Evangélisation n°2-3 1971, p-76

(3) 2 Corinthiens 11/4

(4) Galates 1/6 à 8

(5) Romains 1/12

(6) Romains 6/17

(7) T.O.B. au sujet de Rm.6/17, note -i-

(8) H. BLOCHER, "Les fondements bibliques de la confession de foi" in Revue Réformée, 1972/2.

(9) Actes 20/26,27

(10) 1 Corinthiens 15/13

(11) H.RIESENFELD, Unité et diversité dans le Nouveau Testament Coll. Lectio divina, Ed.Cerf, 1979, p.28.

(12) Cf. Actes 2/22

(13) R.COSTE, "L'Eglise et les chrétiens dans la société pluraliste" in Nouvelle revue théologique, Mai 1976, p.399

(14) R.COSTE, Op.Cit  p .396

(15) Actes 5/42

(16) Actes 2/42

(17) Galates 2/2

(18) 1 Jean 4/2, 3

(19) P.LE FORT, Les structures de l'Eglise militante selon Saint Jean  Ed. Labor et Fides, Genève 1970, p.71

(20) K.BARTH, Dogmatique, IV/I+++, p. 32/33

(2l) A.MAILLOT, "Mais quel Jésus-Christ", in Christianisme au XXème s. 11/1/1973, p.4

(22) plus littéralement : "ayez tous le même langage"

(23) 1 Corinthiens 1/10

(24) 1 Timothée 6/20, 21. Sur le souci d'une transmission fidèle de l'Evangile voir encore : 2 Tim.1/10 à 14, 2/2, 4/3-4 et Tite 1/9, 2/1.