L'OBSESSION
PLURALISTE
CONCLUSION Avant
de clore cette étude nous aimerions encore dénoncer une attitude,
qui pour être courante, voire banale dans l'Eglise, n'en est pas moins
dommageable pour celle-ci à nos yeux.
Cette attitude consiste à soutenir le pluralisme actuel, non
parce que ce serait la meilleure forme d'Eglise dans l'absolu, mais
parce que, compte tenu de la crise théologique contemporaine, c'est
la solution d'attente qui s'impose. L'aujourd'hui n'est pas favorable,
nous dit-on, le pluralisme est une solution provisoire, les lendemains
seront sans doute meilleurs. Roger
Mehl(1), évoquant la problématique contemporaine, s'exprimait de cette
façon et démontrait à ses lecteurs que la crise théologique étant
liée à la crise du langage, il faudrait à l'Eglise beaucoup de temps
pour créer un langage nouveau. D'après lui, il y faudrait plusieurs générations. Il
importe maintenant de se débarrasser de cette fausse sagesse. D'une
part le pluralisme est loin d'être la meilleure solution d'attente dans
la crise actuelle (il est au contraire une nouvelle forme d'expression
de cette crise ; le pluralisme ne combat pas la crise mais il la développe),
et d'autre part il crée une atmosphère de passivité démobilisante :
puisque demain sera meilleur et qu'on y verra plus clair, patientons encore
dans cette confusion provisoire. Or demain n'a en réalité que peu de
chance d'être meilleur si l'on n'agit pas dès maintenant ! L'histoire
semble nous donner raison. Adolphe
Monod considérait déjà en 1849 l'état de l'Eglise comme un "désordre
organisé". Annonçant sa volonté d'y demeurer pourtant comme un
de ses ministres, il se justifia en interprétant la situation comme une
réalité transitoire. Pour lui, il fallait que l'Eglise parvienne un
jour ou l'autre à un accord doctrinal réel dans une formulation sans
ambiguïté. "Il y a une fausse conciliation, et il y a une
conciliation vraie. La première s'évertue à rassembler des principes
incompatibles sous une expression commune assez élastique pour
dissimuler leurs divergences réelles, celle-là, qui mérite moins le
nom de conciliation que celui de confusion, je n'en veux pas."(2)
Monod crut possible la remise en ordre de l'Eglise ; il en fit la
justification de son maintien à l'intérieur de l'Eglise Réformée
de France. Quelque
30 ans plus tard, l'échec du Synode de 1872 était déjà manifeste
lorsque les principaux mécontents, les libéraux réunis en colloque
au mois de Juillet 1876, examinèrent quelques nouvelles propositions
d'entente. Parmi celles-ci il en est une qui fut refusée parce qu'elle
laissait à chacun le soin d'interpréter à sa guise le texte proposé.
Elle provoqua cette réflexion de la part d'un des membres:
"Obtiendrons-nous l'attention sympathique du grand public avec une
Eglise qui pourrait prendre pour emblème un caméléon nageant dans
de l'eau trouble!"(3) On le voit, à cette époque le libéralisme
n'était pas très favorable au pluralisme... cependant
l'ordre souhaité et réclamé par Monod n'était pas encore là. Quelque
30 ans après, en 1903, le libéral Charles Wagner reconnaît la précarité
de la situation doctrinale de l'Eglise : "Lorsque la consigne
l'exige, si le travail de réfection des antiques refuges s'impose,
comme à cette heure, nous couchons gaiement à la belle étoile,
sachant que l'avenir nous devra ses abris."(4) Encore une fois la
"crise" est reconnue, mais l'attitude change quelque peu : on
commence à s'installer dans la crise rejetant dans un avenir plus ou
moins lointain la possibilité d'un règlement. Guère
plus de 30 années s'écoulèrent jusqu'à la réunification de 1938.
Avec le préambule à la Déclaration de foi, l'assemblée constituante
rejeta l'idée même que l'on puisse fonder l'Union sur un accord
doctrinal objectif. Trois
bonnes décennies passèrent encore jusqu'en 1971 où le Synode de Pau
éleva le pluralisme au niveau du Credo, lui faisant occuper désormais
la place que ce dernier laissa vide trop longtemps. Avec lui le "désordre"
se trouve tout à fait "organisé", et l'incohérence devient
même le signe de la richesse de l'Eglise. Autrement dit, cette fois l'Eglise
est bien installée dans la crise. Délaissant le campement provisoire
de Wagner, elle s'est dotée avec le pluralisme d'une confortable habitation.
De génération en génération, l'Eglise s'est enfoncée dans cette
situation et ce ne sont certainement pas les quelques générations
supplémentaires réclamées par Roger Mehl qui y changeront quelque
chose, s'il ne surgit pas un jour ou l'autre une action courageuse afin
d'inverser la vapeur. Nous
devons donc considérer le pluralisme, non comme une situation intermédiaire,
historiquement provisoire, mais bien malheureusement comme l'échappatoire
définitif des Eglises sécularisées. Pour en sortir, il y faudra nécessairement
une volonté tenace, et de la part de l'Eglise tout entière une
reprise en main de sa destinée. Ce sera nullement le chemin de la
facilité et cela ne peut être sérieusement envisagé sans un réel
renouveau de la foi. C'est là sans doute le lieu où la volonté de
l'homme s'achève, aux portes de la grâce de Dieu. Se
prononcer contre le pluralisme, ce n'est pas regarder en arrière dans
un refus intégriste des temps qui changent. C'est vouloir faire face au
monde actuel, et regarder à l'avenir tout en assumant jour après jour
1'intemporalité de la Parole. Se rassembler autour d'un Credo dont les
origines remontent à bientôt deux millénaires, dirent en commun ce
qui est, face à ce qui n'est pas, c'est annoncer la rencontre possible
de l'Eternité au sein de l'histoire, c'est témoigner de la
transcendance de celui qui est, qui était, et qui vient, c'est incarner
dans le provisoire spatio-temporel l'universalité du Message. La démarche
pluraliste est profondément une démarche de fuite face à tout cela,
fuite de l'unicité de Dieu, fuite de l'incarnation, et donc fuite du témoignage.
Le pluralisme engendre fatalement une Eglise dé-missionnaire. Notre
souhait le plus cher en réalisant cette étude, c'est que celle-ci
puisse contribuer à relancer le débat. Il ne convient pas d'enterrer
la question, de la ranger rapidement au rang d'une simple option
pratique pour la vie ecclésiale, ou de la camoufler sous le titre plus
sympathique d'"Unité plurielle"(5). Soulevant des problèmes
historiques, philosophiques, théologiques et exégétiques, le
pluralisme nécessite un examen approfondi en ces domaines. Il ne doit
pas être dit que le peuple de la Réforme succombe facilement sous le
poids des faits. Il est urgent que le "droit d'examen"
s'applique à cette situation. C'est ce que nous avons fait pour notre
part, essayant de déboulonner le piédestal de gloire sur lequel
s'est assis le pluralisme, pour, peut-être, redonner à d'autres le
courage de parler librement, étant délivrés de l'obsession
pluraliste. (1)
R.MEHL, "La crise actuelle de la théologie" in E.T.R.
1970/4 (2)
A.MONOD, Pourquoi je demeure dans l'Eglise établie, Paris 1849,
p.39
(3)
Cité in Actes du Colloque ; Les Protestants dans les débuts de la 3ème
République. Paris 1979 (4)
C.WAGNER et P.BUISSON, Libre pensée et protestantisme libéral.
Librairie Fischbacher, Paris 1903, p. 143 (5)
Cf. M.A.CHEVALLIER, Message au Synode de Dijon, in Christianisme au
XXème siècle. n°19, 12/5/80
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