L'OBSESSION PLURALISTE

Controverse au sujet du pluralisme doctrinal
dans l'Eglise Réformée de France
 
Daniel BERGESE 

CONCLUSION

 

Avant de clore cette étude nous aimerions encore dénoncer une attitu­de, qui pour être courante, voire banale dans l'Eglise, n'en est pas moins dommageable pour celle-ci à nos yeux.  Cette attitude consiste à sou­tenir le pluralisme actuel, non parce que ce serait la meilleure forme d'Eglise dans l'absolu, mais parce que, compte tenu de la crise théolo­gique contemporaine, c'est la solution d'attente qui s'impose. L'aujour­d'hui n'est pas favorable, nous dit-on, le pluralisme est une solution provisoire, les lendemains seront sans doute meilleurs.

Roger Mehl(1), évoquant la problématique contemporaine, s'exprimait de cette façon et démontrait à ses lecteurs que la crise théologique étant liée à la crise du langage, il faudrait à l'Eglise beaucoup de temps pour créer un langage nouveau. D'après lui, il y faudrait plusieurs générations.

 

Il importe maintenant de se débarrasser de cette fausse sagesse. D'une part le pluralisme est loin d'être la meilleure solution d'attente dans la crise actuelle (il est au contraire une nouvelle forme d'expres­sion de cette crise ; le pluralisme ne combat pas la crise mais il la dé­veloppe), et d'autre part il crée une atmosphère de passivité démobilisante : puisque demain sera meilleur et qu'on y verra plus clair, patientons en­core dans cette confusion provisoire. Or demain n'a en réalité que peu de chance d'être meilleur si l'on n'agit pas dès maintenant ! L'histoire semble nous donner raison.

 

Adolphe Monod considérait déjà en 1849 l'état de l'Eglise comme un "désordre organisé". Annonçant sa volonté d'y demeurer pourtant comme un de ses ministres, il se justifia en interprétant la situation comme une réalité transitoire. Pour lui, il fallait que l'Eglise parvienne un jour ou l'autre à un accord doctrinal réel dans une formulation sans ambiguïté. "Il y a une fausse conciliation, et il y a une conciliation vraie. La première s'évertue à rassembler des principes incompatibles sous une ex­pression commune assez élastique pour dissimuler leurs divergences réel­les, celle-là, qui mérite moins le nom de conciliation que celui de con­fusion, je n'en veux pas."(2) Monod crut possible la remise en ordre de l'Eglise ; il en fit la justification de son maintien à l'inté­rieur de l'Eglise Réformée de France.

 

Quelque 30 ans plus tard, l'échec du Synode de 1872 était déjà mani­feste lorsque les principaux mécontents, les libéraux réunis en collo­que au mois de Juillet 1876, examinèrent quelques nouvelles propositions d'entente. Parmi celles-ci il en est une qui fut refusée parce qu'elle laissait à chacun le soin d'interpréter à sa guise le texte proposé. Elle provoqua cette réflexion de la part d'un des membres: "Obtiendrons-nous l'attention sympathique du grand public avec une Eglise qui pour­rait prendre pour emblème un caméléon nageant dans de l'eau trouble!"(3) On le voit, à cette époque le libéralisme n'était pas très favora­ble au pluralisme... cependant  l'ordre souhaité et réclamé par Monod n'était pas encore là.

 

Quelque 30 ans après, en 1903, le libéral Charles Wagner reconnaît la précarité de la situation doctrinale de l'Eglise : "Lorsque la consi­gne l'exige, si le travail de réfection des antiques refuges s'impose, comme à cette heure, nous couchons gaiement à la belle étoile, sachant que l'avenir nous devra ses abris."(4) Encore une fois la "crise" est reconnue, mais l'attitude change quelque peu : on commence à s'installer dans la crise rejetant dans un avenir plus ou moins lointain la possibi­lité d'un règlement.

 

Guère plus de 30 années s'écoulèrent jusqu'à la réunification de 1938. Avec le préambule à la Déclaration de foi, l'assemblée constituante rejeta l'idée même que l'on puisse fonder l'Union sur un accord doctrinal objectif.

 

Trois bonnes décennies passèrent encore jusqu'en 1971 où le Synode de Pau éleva le pluralisme au niveau du Credo, lui faisant occuper désormais la place que ce dernier laissa vide trop longtemps. Avec lui le "désordre" se trouve tout à fait "organisé", et l'incohérence devient même le signe de la richesse de l'Eglise. Autrement dit, cette fois l'Eglise est bien installée dans la crise. Délaissant le campement provisoi­re de Wagner, elle s'est dotée avec le pluralisme d'une confortable ha­bitation. De génération en génération, l'Eglise s'est enfoncée dans cet­te situation et ce ne sont certainement pas les quelques générations supplémentaires récla­mées par Roger Mehl qui y changeront quelque chose, s'il ne surgit pas un jour ou l'autre une action courageuse afin d'inverser la vapeur.

 

Nous devons donc considérer le pluralisme, non comme une situation intermédiaire, historiquement provisoire, mais bien malheureusement comme l'échappatoire définitif des Eglises sécularisées. Pour en sortir, il y faudra nécessairement une vo­lonté tenace, et de la part de l'Eglise tout entière une reprise en main de sa destinée. Ce sera nullement le chemin de la facilité et cela ne peut être sérieusement envisagé sans un réel renouveau de la foi. C'est là sans doute le lieu où la volonté de l'homme s'achève, aux por­tes de la grâce de Dieu.

 

Se prononcer contre le pluralisme, ce n'est pas regarder en ar­rière dans un refus intégriste des temps qui changent. C'est vouloir faire face au monde actuel, et regarder à l'avenir tout en assumant jour après jour 1'intemporalité de la Parole. Se rassembler autour d'un Credo dont les origines remontent à bientôt deux millénaires, dirent en commun ce qui est, face à ce qui n'est pas, c'est annoncer la rencontre possible de l'Eternité au sein de l'histoire, c'est témoigner de la transcendance de celui qui est, qui était, et qui vient, c'est incarner dans le provisoire spatio-temporel l'universalité du Message. La démar­che pluraliste est profondément une démarche de fuite face à tout cela, fuite de l'unicité de Dieu, fuite de l'incarnation, et donc fuite du té­moignage. Le pluralisme engendre fatalement une Eglise dé-missionnaire.

 

Notre souhait le plus cher en réalisant cette étude, c'est que celle-ci puisse contribuer à relancer le débat. Il ne convient pas d'enterrer la question, de la ranger rapidement au rang d'une simple option pratique pour la vie ecclésiale, ou de la camoufler sous le titre plus sympathique d'"Unité plurielle"(5). Soulevant des problèmes historiques, philosophiques, théologiques et exégétiques, le pluralisme nécessite un examen approfondi en ces domaines. Il ne doit pas être dit que le peuple de la Réforme succombe facilement sous le poids des faits. Il est urgent que le "droit d'examen" s'applique à cette situation. C'est ce que nous avons fait pour notre part, essayant de dé­boulonner le piédestal de gloire sur lequel s'est assis le pluralisme, pour, peut-être, redonner à d'autres le courage de parler librement, étant délivrés de l'obsession pluraliste.

 

 

(1) R.MEHL, "La crise actuelle de la théologie" in E.T.R. 1970/4

(2) A.MONOD, Pourquoi je demeure dans l'Eglise établie, Paris 1849, p.39

(3) Cité in Actes du Colloque ; Les Protestants dans les débuts de la 3ème République. Paris 1979

(4) C.WAGNER et P.BUISSON, Libre pensée et protestantisme libéral. Librairie Fischbacher, Paris 1903, p. 143

(5) Cf. M.A.CHEVALLIER, Message au Synode de Dijon, in Christianisme au XXème siècle. n°19, 12/5/80