L'OBSESSION
PLURALISTE
INTRODUCTION
En
1961, l'Eglise Réformée de France (ERF) réunie en son Synode National
à Valence, prit une décision qui stipulait que l'adhésion de l'Eglise
à la base trinitaire du Conseil Oecuménique ne pouvait engager
individuellement ses membres en vertu du caractère pluraliste
des communautés qu'elle représentait. L'apparition, dans un texte
officiel, de l'adjectif "pluraliste" pour qualifier l'Eglise,
fait figure de nouveauté. Sans affirmer qu'il s'agit du tout premier
emploi, on peut, sans se tromper, estimer qu'en 1961 l'adjectif
"pluraliste" comme le substantif "pluralisme" n'étaient
pas encore entrés dans le langage courant des Eglises. C'est
aujourd'hui chose faite. L'Eglise Réformée de France actuelle se présente,
sinon comme le champion du pluralisme, tout au moins comme le lieu où
l'on en parle le plus. Ce n'est pas à dire que l'on y sache mieux
qu'ailleurs quelle étendue sémantique ce concept recouvre. En effet
cette étude aurait peut-être dû commencer par une enquête auprès du
paroissien moyen, afin de considérer comment il comprend le pluralisme.
Un tel travail aurait abouti sans doute à un résultat quelque peu ...
pluraliste! Faute de cela nous avons pu quand même observer dans les écrits
de personnes initiées aux choses de l'Eglise et de la théologie, une
certaine confusion. Il s'agit donc impérativement de tenter d'y voir
clair avant d'entreprendre toute réflexion sur ce sujet. Il
convient d'abord de mettre de côté toute compréhension qui ne verrait
dans le pluralisme qu'une diversité de vocations, de pratiques, de manières
de faire, à l'exclusion du domaine théologique ou doctrinal. A l'évidence,
la quasi totalité des textes émanant de l'ERF n'utilisent pas le
vocable de "pluralisme" pour décrire ce genre de situation.
Quand il est parlé de "pluralisme", c'est toujours en rapport
avec le dogme, avec le Credo. Cela
fait, une deuxième mise au point, plus subtile, doit être opérée.
C'est ici que les théologiens semblent plus partagés. Nombre d'entre
eux, quand ils parlent du pluralisme, évoquent une situation de
diversité théologique, qui peut atteindre une grande largeur, mais qui
n'en reste pas moins dans le cadre d'un certain Credo, fût-il ultra
mince. On conçoit alors le pluralisme comme l'efflorescence d'une
pluralité à l'intérieur d'une
certaine limite dogmatique. Le
pluralisme qui fut étudié au Synode de Pau en 1971 ne se rattache
pourtant pas à cette conception ; il est en fait beaucoup plus près de
la pure définition philosophique que Gérard Siegwalt énonce de cette
manière : "Le pluralisme est la doctrine
qui affirme la pluralité sans affirmer l'unité, sans référer la
diversité à l'unité de l'objet qu'elle exprime. Le pluralisme est l'érection
de la pluralité en système."(1) Le pluralisme, c'est ici
l'absolutisation de la pluralité. En termes théologiques et ecclésiaux,
cela veut dire que la liberté dogmatique est totale, que nulle interprétation
théologique ne devra jamais supporter le poids d'une autorité
doctrinale quelconque. L'Eglise se doit donc d'assumer la totalité des
"expressions" de la foi, dans leurs différences, mais aussi
dans leurs divergences et leurs contradictions, chacune d'elles étant
à priori pleinement légitime. Voilà
ce que nous appellerons quelquefois "le pluralisme radical";
celui-là seul que nous chercherons à démasquer et à démonter au
cours de cette étude. Certes,
quand nous parlons de "pluralisme radical" à propos des
textes de Pau, nous ne voulons pas dire que l'Eglise y a supprimé tout
critère d'identification chrétienne. Le pluralisme est radical en matière
de théologie, de dogmatique, mais il s'inscrit nécessairement dans un
corps social de tradition chrétienne, c'est pourquoi il importait au
Synode d'affirmer que cette totale liberté théologique devait tout de
même être en référence à l'Ecriture et à Jésus-Christ. Cette "référence"
ne doit pourtant pas faire illusion, il ne s'agit pas d'un impératif
dogmatique, ce n'est pas un Credo. André Gounelle(2)constate que la référence
à la Révélation biblique est tout à fait équivoque, car il n'y a
pas de lecture naïve, ou neutre de l'Ecriture. Pierre Stabenbordt dénonce
à son tour la vacuité d'une expression telle que: "Moi, je suis
pour l'Evangile". C'est, dit-il,"une déclaration honorable -
qui ne sert, trop souvent, qu'à masquer les problèmes, esquiver la décision,
traduire la phrase connue : toutes les religions se valent ; ce qui est
tout, sauf une confession de foi chrétienne, et ne correspond en fait
à aucun engagement."(3) La référence à Jésus-Christ est aussi,
sinon plus encore, vide de sens. On a le Jésus que l'on se fait. Ainsi
ce principe référentiel permet à l'Eglise de dire à la fois que sa
recherche théologique se doit d'être chrétienne, mais que cette même
recherche peut s'ouvrir à la pluralité la plus radicale, sans vraie
limite. Aujourd'hui
l'Eglise traverse une crise, c'est banal de le dire. L'Eglise Romaine
comme les Eglises de la Réforme sont secouées par les mutations
rapides des sociétés, et plus encore, l'immense phénomène de sécularisation,
de laïcisation, et de pluralisation que connaissent toutes les nations
du monde occidental, jette un trouble considérable sur l'ensemble du
religieux. Constater
les effets de cette crise sur la seule Eglise Réformée de France est
chose facile. Qui, parmi les fidèles de plus de cinquante ans, n'a pas
constaté une nette diminution de l'assistance au culte depuis la fin de
la seconde guerre mondiale ? Sans doute demeure-t-il quelques exceptions
locales, mais la tendance est claire. Sur le seul plan financier, entre
1962 et 1975 les recettes de l'Eglise, appréciées en francs constants,
ont baissé de près de 20% alors que durant la même période le niveau
de vie des français a connu une élévation importante. En
ce qui concerne les vocations au ministère, la situation n'était déjà
guère brillante à la fin des années 60, lorsque les événements de
1968, et leurs conséquences, entraînèrent une véritable chute des
entrées en Faculté. S'y ajouta dans le même temps une hémorragie du
corps pastoral. Entre 1968 et 1975 une douzaine de pasteurs en moyenne
ont quitté chaque année le ministère. Une
crise de cette ampleur ne pouvait qu'interroger l'Eglise sur elle-même
et sur sa foi. Cette interrogation était nécessaire mais il est
regrettable qu'elle ait abouti quelquefois sur des solutions de
faiblesse qui, passé le premier cap de l'utilité pratique, se révéleront
de véritables poisons pour l'Eglise authentique. Le pluralisme a en
effet ceci de pratique dans un premier temps, c'est qu'il permet à
tous, pasteurs et laïcs, quelles que soient leurs convictions, de se
sentir acceptés dans l'Eglise. Celle-ci veut se présenter comme le
lieu par excellence pour l'épanouissement de leur foi. Enfin, se disant
pluraliste, l'Eglise ne fait qu'entériner une situation de fait, évitant
ainsi toute confrontation, et croyant sauver l'unité en recouvrant l'émiettement
du discours par une valeur nouvelle. Mais
ici nous voulons rejoindre le diagnostic d'un certain nombre de théologiens
qui voient dans cette démarche une profonde erreur. "Le pluralisme
doctrinal de fait qui s'installe souvent au sein d'une même Eglise est
un affaiblissement pour elle et pour son service dans le monde"(4).
Le naufrage dans l'incohérence est jugé le plus souvent par
"l'orthodoxie évangélique", comme un des plus sûrs moyens
pour rendre l'Eglise totalement démissionnaire. "Le pluralisme
doctrinal conduit à l'extrême l'Eglise Réformée de France à ne plus
regarder qu'elle-même. Elle est incapable de donner d'elle un visage
cohérent à l'extérieur, tant elle est occupée à ses recherches et démêlés
intestins. A force d'être cherchante, de se remettre toujours en
question, l'Eglise n'est plus militante, elle tourne en rond,
faillissant ainsi à sa tâche première: annoncer l'Evangile au
monde."(5) Enfin,
si la crise religieuse qui touche les Eglises est bien générale, il
serait faux de dire que toutes les Eglises en sont atteintes au même
point. Certaines Eglises évangéliques ne connaissent pas et n'ont pas
connu cette "crise des vocations", d'autres ne sont pas en régression
financière, ni quant au nombre de membres, et certaines continuent même
de progresser. Il faut faire ce constat honnêtement afin de ne pas
considérer le contexte mondial comme unique responsable de l'état de
l'Eglise. Il
y a sans doute à l'intérieur de l'ERF des structures et des
orientations qui la rendent dangereusement tributaire de l'évolution
globale des sociétés. Sans vouloir condamner brutalement ces
structures, car les critères numériques et financiers ne sont pas
absolus pour juger de la santé d'une Eglise, la situation réclame une
révision lucide de celle-ci. L'Eglise doit-elle perpétuer une forme
ecclésiale et des manières de penser élaborées peu à peu sous la
pression de phénomènes sociologiques ? En quoi son authenticité se
trouve-t-elle liée à telle ou telle orientation ? En quoi la Réforme
s'y accomplit-elle réellement ? L'Evangile y trouve-t-il vraiment son
compte ? A
toutes ces questions il faudra apporter une réponse sérieuse, dégagée
de tout souci démagogique et de tout quiétisme, allant si nécessaire
jusqu'à contredire les options synodales anciennes ou récentes, qui ne
font la plupart du temps que perpétuer et légitimer une lente évolution,
un peu à la manière dont s'est construit l'édifice dogmatique
catholique romain au cours des siècles. Le
pluralisme, issu de l'histoire de l'Eglise Réformée, et sanctionné
finalement par un synode, est l'un de ces héritages dont nous pensons
qu'il est injustifiable sur le plan de l'exégèse biblique et dans la
théologie des Réformateurs. De plus il devra se révéler inefficace
pour la survie à long terme. Semblable à un replâtrage sur un mur
pourri, ou à une couche de peinture sur un tas de rouille, il donne
l'illusion d'une unité retrouvée, ne faisant en réalité que masquer
un problème qui demeure et ronge l'être même de l'Eglise. Au
cours de cette étude nous allons donc considérer comment les Eglises Réformées
en France, organisées en 1559 autour d'une confession de foi, ont peu
à peu évolué vers une situation pluraliste. Nous considérerons les
diverses modes théologiques qui influencèrent la pensée dans un sens
ou dans un autre vis-à-vis du pluralisme ; puis, celui-ci étant devenu
une réalité de fait et de droit dans l'Eglise, nous jetterons un coup
d'oeil sur les fondements philosophiques qui sous-tendent aujourd'hui
toute justification du pluralisme. Enfin nous terminerons par notre thèse
proprement dite, c'est-à-dire d'une part les raisons de notre refus de
cette forme d'Eglise, et d'autre part un essai sur les conditions d'une
ecclésiologie non pluraliste.
__________________ (1)
G.SIEGWALT, "Structures d'unité pour nos Eglises", in Positions
Luthériennes 1971/2, p.105. (2)
A.GOUNELLE, "Les théologiens et les
Eglises" in E.T.R.1974/4 (3) P.STABENBORDT, "Ambiguïté du fait pluraliste" in E.T.R.1974/4, p.523. (4) M.LIENHARD, "Unité et pluralisme" in Positions luthériennes 1968/4 p.244. (5) Cité par S.OBERMPF DE DABRUN in "Orthodoxie et libéralisme dans l'Eglise Réformée de France 1938-1978" mémoire de maîtrise I.P.T.1978, p.90. |