L'OBSESSION PLURALISTE

Controverse au sujet du pluralisme doctrinal
dans l'Eglise Réformée de France
 
Daniel BERGESE 

INTRODUCTION

En 1961, l'Eglise Réformée de France (ERF) réunie en son Synode National à Valence, prit une décision qui stipulait que l'adhésion de l'Eglise à la base trinitaire du Conseil Oecuménique ne pouvait engager individuellement ses membres en vertu du caractère pluraliste des communautés qu'elle représentait. L'apparition, dans un texte officiel, de l'adjectif "pluraliste" pour qualifier l'Eglise, fait figure de nouveauté. Sans affirmer qu'il s'agit du tout premier emploi, on peut, sans se tromper, estimer qu'en 1961 l'adjectif "pluraliste" comme le substantif "pluralisme" n'étaient pas encore entrés dans le langage courant des Eglises.

C'est aujourd'hui chose faite. L'Eglise Réformée de France actuelle se présente, sinon comme le champion du pluralisme, tout au moins comme le lieu où l'on en parle le plus. Ce n'est pas à dire que l'on y sache mieux qu'ailleurs quelle étendue sémantique ce concept recouvre. En effet cette étude aurait peut-être dû commencer par une enquête auprès du paroissien moyen, afin de considérer comment il comprend le pluralisme. Un tel travail aurait abouti sans doute à un résultat quelque peu ... pluraliste! Faute de cela nous avons pu quand même observer dans les écrits de personnes initiées aux choses de l'Eglise et de la théologie, une certaine confusion. Il s'agit donc impérativement de tenter d'y voir clair avant d'entreprendre toute réflexion sur ce sujet.

 

Il convient d'abord de mettre de côté toute compréhension qui ne verrait dans le pluralisme qu'une diversité de vocations, de pratiques, de manières de faire, à l'exclusion du domaine théologique ou doctrinal. A l'évidence, la quasi totalité des textes émanant de l'ERF n'utilisent pas le vocable de "pluralisme" pour décrire ce genre de situation. Quand il est parlé de "pluralisme", c'est toujours en rapport avec le dogme, avec le Credo.

Cela fait, une deuxième mise au point, plus subtile, doit être opérée. C'est ici que les théologiens semblent plus partagés. Nombre d'entre eux, quand ils parlent du pluralisme, évoquent une situation de diversité théologique, qui peut atteindre une grande largeur, mais qui n'en reste pas moins dans le cadre d'un certain Credo, fût-il ultra mince. On conçoit alors le pluralisme comme l'efflorescence d'une pluralité à l'intérieur d'une certaine limite dogmatique.

Le pluralisme qui fut étudié au Synode de Pau en 1971 ne se rattache pourtant pas à cette conception ; il est en fait beaucoup plus près de la pure définition philosophique que Gérard Siegwalt énonce de cette manière : "Le pluralisme est la doctrine qui affirme la pluralité sans affirmer l'unité, sans référer la diversité à l'unité de l'objet qu'elle exprime. Le pluralisme est l'érection de la pluralité en système."(1) Le pluralisme, c'est ici l'absolutisation de la pluralité. En termes théologiques et ecclésiaux, cela veut dire que la liberté dogmatique est totale, que nulle interprétation théologique ne devra jamais supporter le poids d'une autorité doctrinale quelconque. L'Eglise se doit donc d'assumer la totalité des "expressions" de la foi, dans leurs différences, mais aussi dans leurs divergences et leurs contradictions, chacune d'elles étant à priori pleinement légitime.

Voilà ce que nous appellerons quelquefois "le pluralisme radical"; celui-là seul que nous chercherons à démasquer et à démonter au cours de cette étude.

 

Certes, quand nous parlons de "pluralisme radical" à propos des textes de Pau, nous ne voulons pas dire que l'Eglise y a supprimé tout critère d'identification chrétienne. Le pluralisme est radical en matière de théologie, de dogmatique, mais il s'inscrit nécessairement dans un corps social de tradition chrétienne, c'est pourquoi il importait au Synode d'affirmer que cette totale liberté théologique devait tout de même être en référence à l'Ecriture et à Jésus-Christ. Cette "référence" ne doit pourtant pas faire illusion, il ne s'agit pas d'un impératif dogmatique, ce n'est pas un Credo. André Gounelle(2)constate que la référence à la Révélation biblique est tout à fait équivoque, car il n'y a pas de lecture naïve, ou neutre de l'Ecriture. Pierre Stabenbordt dénonce à son tour la vacuité d'une expression telle que: "Moi, je suis pour l'Evangile". C'est, dit-il,"une déclaration honorable - qui ne sert, trop souvent, qu'à masquer les problèmes, esquiver la décision, traduire la phrase connue : toutes les religions se valent ; ce qui est tout, sauf une confession de foi chrétienne, et ne correspond en fait à aucun engagement."(3) La référence à Jésus-Christ est aussi, sinon plus encore, vide de sens. On a le Jésus que l'on se fait. Ainsi ce principe référentiel permet à l'Eglise de dire à la fois que sa recherche théologique se doit d'être chrétienne, mais que cette même recherche peut s'ouvrir à la pluralité la plus radicale, sans vraie limite.

 

Aujourd'hui l'Eglise traverse une crise, c'est banal de le dire. L'Eglise Romaine comme les Eglises de la Réforme sont secouées par les mutations rapides des sociétés, et plus encore, l'immense phénomène de sécularisation, de laïcisation, et de pluralisation que connaissent toutes les nations du monde occidental, jette un trouble considérable sur l'ensemble du religieux.

Constater les effets de cette crise sur la seule Eglise Réformée de France est chose facile. Qui, parmi les fidèles de plus de cinquante ans, n'a pas constaté une nette diminution de l'assistance au culte depuis la fin de la seconde guerre mondiale ? Sans doute demeure-t-il quelques exceptions locales, mais la tendance est claire. Sur le seul plan financier, entre 1962 et 1975 les recettes de l'Eglise, appréciées en francs constants, ont baissé de près de 20% alors que durant la même période le niveau de vie des français a connu une élévation importante.

En ce qui concerne les vocations au ministère, la situation n'était déjà guère brillante à la fin des années 60, lorsque les événements de 1968, et leurs conséquences, entraînèrent une véritable chute des entrées en Faculté. S'y ajouta dans le même temps une hémorragie du corps pastoral. Entre 1968 et 1975 une douzaine de pasteurs en moyenne ont quitté chaque année le ministère.

 

Une crise de cette ampleur ne pouvait qu'interroger l'Eglise sur elle-même et sur sa foi. Cette interrogation était nécessaire mais il est regrettable qu'elle ait abouti quelquefois sur des solutions de faiblesse qui, passé le premier cap de l'utilité pratique, se révéleront de véritables poisons pour l'Eglise authentique. Le pluralisme a en effet ceci de pratique dans un premier temps, c'est qu'il permet à tous, pasteurs et laïcs, quelles que soient leurs convictions, de se sentir acceptés dans l'Eglise. Celle-ci veut se présenter comme le lieu par excellence pour l'épanouissement de leur foi. Enfin, se disant pluraliste, l'Eglise ne fait qu'entériner une situation de fait, évitant ainsi toute confrontation, et croyant sauver l'unité en recouvrant l'émiettement du discours par une valeur nouvelle.

Mais ici nous voulons rejoindre le diagnostic d'un certain nombre de théologiens qui voient dans cette démarche une profonde erreur. "Le pluralisme doctrinal de fait qui s'installe souvent au sein d'une même Eglise est un affaiblissement pour elle et pour son service dans le monde"(4). Le naufrage dans l'incohérence est jugé le plus souvent par "l'orthodoxie évangélique", comme un des plus sûrs moyens pour rendre l'Eglise totalement démissionnaire. "Le pluralisme doctrinal conduit à l'extrême l'Eglise Réformée de France à ne plus regarder qu'elle-même. Elle est incapable de donner d'elle un visage cohérent à l'extérieur, tant elle est occupée à ses recherches et démêlés intestins. A force d'être cherchante, de se remettre toujours en question, l'Eglise n'est plus militante, elle tourne en rond, faillissant ainsi à sa tâche première: annoncer l'Evangile au monde."(5)

Enfin, si la crise religieuse qui touche les Eglises est bien générale, il serait faux de dire que toutes les Eglises en sont atteintes au même point. Certaines Eglises évangéliques ne connaissent pas et n'ont pas connu cette "crise des vocations", d'autres ne sont pas en régression financière, ni quant au nombre de membres, et certaines continuent même de progresser. Il faut faire ce constat honnêtement afin de ne pas considérer le contexte mondial comme unique responsable de l'état de l'Eglise.

Il y a sans doute à l'intérieur de l'ERF des structures et des orientations qui la rendent dangereusement tributaire de l'évolution globale des sociétés. Sans vouloir condamner brutalement ces structures, car les critères numériques et financiers ne sont pas absolus pour juger de la santé d'une Eglise, la situation réclame une révision lucide de celle-ci. L'Eglise doit-elle perpétuer une forme ecclésiale et des manières de penser élaborées peu à peu sous la pression de phénomènes sociologiques ? En quoi son authenticité se trouve-t-elle liée à telle ou telle orientation ? En quoi la Réforme s'y accomplit-elle réellement ? L'Evangile y trouve-t-il vraiment son compte ?

A toutes ces questions il faudra apporter une réponse sérieuse, dégagée de tout souci démagogique et de tout quiétisme, allant si nécessaire jusqu'à contredire les options synodales anciennes ou récentes, qui ne font la plupart du temps que perpétuer et légitimer une lente évolution, un peu à la manière dont s'est construit l'édifice dogmatique catholique romain au cours des siècles.

 

Le pluralisme, issu de l'histoire de l'Eglise Réformée, et sanctionné finalement par un synode, est l'un de ces héritages dont nous pensons qu'il est injustifiable sur le plan de l'exégèse biblique et dans la théologie des Réformateurs. De plus il devra se révéler inefficace pour la survie à long terme. Semblable à un replâtrage sur un mur pourri, ou à une couche de peinture sur un tas de rouille, il donne l'illusion d'une unité retrouvée, ne faisant en réalité que masquer un problème qui demeure et ronge l'être même de l'Eglise.

Au cours de cette étude nous allons donc considérer comment les Eglises Réformées en France, organisées en 1559 autour d'une confession de foi, ont peu à peu évolué vers une situation pluraliste. Nous considérerons les diverses modes théologiques qui influencèrent la pensée dans un sens ou dans un autre vis-à-vis du pluralisme ; puis, celui-ci étant devenu une réalité de fait et de droit dans l'Eglise, nous jetterons un coup d'oeil sur les fondements philosophiques qui sous-tendent aujourd'hui toute justification du pluralisme. Enfin nous terminerons par notre thèse proprement dite, c'est-à-dire d'une part les raisons de notre refus de cette forme d'Eglise, et d'autre part un essai sur les conditions d'une ecclésiologie non pluraliste.

 

__________________ 

(1) G.SIEGWALT, "Structures d'unité pour nos Eglises", in Positions Luthériennes 1971/2, p.105.

(2) A.GOUNELLE, "Les théologiens et les Eglises" in E.T.R.1974/4

(3) P.STABENBORDT, "Ambiguïté du fait pluraliste" in E.T.R.1974/4, p.523.

(4) M.LIENHARD, "Unité et pluralisme" in Positions luthériennes 1968/4  p.244.

(5) Cité par S.OBERMPF DE DABRUN in "Orthodoxie et libéralisme dans l'Eglise Réformée de France 1938-1978" mémoire de maîtrise I.P.T.1978, p.90.