Confrontation "sympathico-critique" de la théologie réformée confessante

avec quelques grands courants théologiques contemporains

Pasteur Vincent BRU

(en construction...)

 

Nous vivons aujourd’hui une crise du savoir théologique et de la connaissance religieuse.

L’avènement de la "modernité", dont la philosophie d’Emmanuel Kant constitue une étape décisive - rupture foi/raison, noumène/phénomène -, a bouleversé les fondements de l’épistémologie classique. Ce changement survenu dans les présupposés philosophiques a conduit bon nombre de théologiens (Schleiermacher, Auguste Sabatier, Bultmann, Tillich, etc...), à contester de façon plus ou moins radicale les définitions historiques et classiques de la Foi, et à réinterpréter la foi chrétienne sur la base de la subjectivité - " la vérité, c'est la subjectivité " ! -, et non plus d'un savoir objectif. La théologie négative prônée par certains Pères de l’Eglise, et le nominalisme philosophique occupent désormais le devant de la cène, et la frontière entre la foi et l’agnosticisme est devenue très étroite. 

Il n’est pas rare de lire sous la plume de théologiens réçent que le contraire de la foi n’est pas le doute, mais le savoir. L’objectivité - l’"objectivisation" -, en particulier en matière de dogme, est volontiers conçue, dans cette perspective, comme l’ennemi à combattre, celle-ci étant contraire à la vraie foi, définie essentiellement comme rencontre existentielle avec Dieu. La connaissance de Dieu est conçue comme se situant au-delà du langage et de la raison, celle-ci ne pouvant que reconnaître son incapacité en face des réalités spirituelles, qui échappent à la perception des sens. « Le fini n’est pas capable de l’infini » ! Cette formule d’Augustin - tirée d'ailleurs de son contexte - est désormais devenue un adage classique de la théologie moderne. La « différence qualitative infinie entre le temps et l’éternité » - formule kierkegaardienne - marque la rupture moderne entre la foi et la raison, et conséquemment à cela l’impossibilité d’avoir une connaissance objective de Dieu, dans les catégories du langage humain.

Dans ce climat théologique moderne, dont l’apport à l’histoire de la théologie protestante n’est certes pas à sous-estimer, la théologie calviniste, remise à l'honneur en France dans les années 30 par Auguste Lecerf - longtemps professeur de dogmatique réformée à la Faculté de théologie protestante de Paris -, et représentée notamment aujourd'hui en France par la Faculté libre de théologie r éformée d'Aix-en-Provence,  peut paraître insignifiante. Sans doute l'influence d'Auguste Lecerf, dans le débat théologique, se serait-elle fait sentir beaucoup plus si son illustre contemporain que fut Karl Barth, et sa théologie dialectique -ou « néo-orthodoxie »- n’avaient pas gagné l’adhésion de la plupart des chaires de théologie de l’époque en Europe. L’impact de la pensée d’Auguste Lecerf n’en demeura pas moins cependant important chez bon nombre d’étudiants en théologie, de pasteurs et de théologiens, au premier rang desquels il faut mentionner les pasteurs Pierre Courthial, doyen honoraire de la FLTR d’Aix-en-Provence, et Pierre Marcel, fondateur de La Revue Réformée et de la Société Calviniste Française. Comme le fait remarquer André Schlemmer, disciple et ami d’Auguste Lecerf : « Quand Dieu rappela à lui son serviteur en 1943, celui-ci avait vu la bénédiction divine s’étendre sur son labeur. Il n’était plus le seul défenseur d’une cause perdue ! Il était le chef d’un mouvement vivace, qui renversait irrésistiblement et promptement toutes les positions du modernisme régnant. Presque toute la jeunesse qui sortait des Facultés de Théologie de France et de Genève s’affirmait Calviniste. L’Eglise Réformée de France revenait à sa tradition, et ceux qui faisaient figure de survivants n’étaient certes pas ceux qui pensaient avec Auguste Lecerf. »[1]

Dans son Introduction à la Dogmatique Réformée, Lecerf consacre une partie non négligeable de son exposé à confronter son système théologique aux idéologies et aux théologies en vogue de son temps. La tâche apologétique, telle que la concevait Lecerf, doit nécessairement comporter ce dialogue critique avec d’autres systèmes théologiques. A ce titre, il est probable que si Lecerf revenait aujourd’hui, il trouverait le débat théologique bien pauvre, et s’en désolerait. Ecclesia reformata et semper reformanda ! Le débat d’idées, lorsqu’il sait demeurer courtois et respectueux des convictions d’autrui, s’avère d’une impérieuse nécessité pour la vitalité de la foi et l’édification de l’Eglise et de la pensée théologique. C’est la raison pour laquelle nous nous proposons dans cet article de confronter la théologie calviniste telle que la remise à l'honneur Auguste Lecerf à quelques grands courants théologiques contemporains, en adoptant à leur égard une attitude à la fois de sympathie et de critique, selon l'adage de l'Apôtre Paul : " Examinez toutes choses, retenez ce qui est bon " !

 

1. Auguste Sabatier et l’Ecole "symbolo-fidéiste" (théologie dite "libérale" représentée aujour'hui par la Revue "Evangile et Liberté" et le Site "TheoLib")

Sympathie

  • revalorisation de l’image, du symbole, de la foi-confiance, contre les prétentions abusives de la raison ;
  • acceptation de la finitude, du caractère incomplet de notre connaissance religieuse...

Critiques

  • divorce non scripturaire entre la foi et la raison ; 
  • relativisme doctrinal et éthique ;
  • forte tendance anthropocentrique ;
  • déviation manifeste par rapport à l'Evangile biblique et à la foi historique de l'Eglise, celle des des grands Symboles œcuméniques de l'Eglise ancienne et des Confessions de Foi de la Réforme des XVIe et XVIIe siècles ;
  • relativisation de l'autorité de l'Ecriture, etc.
2. Karl Barth et la théologie dialectique

Sympathie

  • revalorisation de la Transcendance de Dieu, le "Tout-Autre", et de l’autorité de la Bible ;
  • forte remise en question de l'anthropocentrisme de la théologie libérale, et de l'idéologie de l'"humanisme" - la religion de l'homme, considéré comme la "mesure de toutes choses", folle prétention à l'autonomie, etc.

Critiques

  • distinction non-scripturaire entre la Parole de Dieu et la Bible ;
  • surévaluation de la Transcendance de Dieu, au dépend de son immanence ;
  • risque d’agnosticisme théologique -inadéquation du langage- et dévaluation de l’histoire humaine, de la culture - le "Non !" à la théologie naturelle...
  • " Il nous paraît que la plupart des erreurs, des défauts, et des éléments "gnostiques" de la Dogmatique du théologien de Bâle proviennent radicalement de sa doctrine non-scripturaire de l'Ecriture. Sur ce point fondamental, Barth n'a pas pu, n'a pas su, n'a pas voulu exorciser les démons de la tradition critique déjà ancienne qui lui fût enseignée et qui continue, hélas ! d'être imperturbablement enseignée dans trop de Facultés de théologie et de Séminaires protestants et catholiques romains.  Cette tradition critique (non assez critiquée), établie à partir de "motif de base" rationalistes ou existentialistes, a marqué la pensée de Barth d'une empreinte  si profonde et persistante que les "motifs de base" bibliques - indéniables - de la Dogmatique y sont constamment contre battus et que les exposés les plus "réformés" de Barth - et il y en a ! - en sont, comme malgré lui, constamment "déformés". Par ailleurs si, d'un côté, quelques anciens disciples de Barth ont heureusement rejoint l'authentique tradition "réformée", après avoir précisément commencé par reconnaître la fidélité scripturaire des confessions de foi de la Réformation quant à la Parole de Dieu qu'est l'Ecriture, d'un autre côté beaucoup (trop !) de disciples de Barth, en suite précisément de la doctrine barthienne de l'Ecriture Sainte dont ils s'étaient laissés imprégner, ont malheureusement fini par rejoindre Bultmann, Tillich, Ebeling, etc... (...) Le "défaut" majeur et radical de la pensée de Karle Barth est certainement là, à ce point de sa doctrine non-scipturaire de l'Ecriture. " (Pierre Courthial, "La conception barthienne de l'Ecriture Sainte, point de vue réformé", dans Fondements pour l'avenir, Aix-en-Provence, Ed. Kerygma, 1981)

3. Bonhoeffer et la théologie de la sécularisation

Sympathie

  • contre la notion du Dieu "bouche-trou" ! 
  • revalorisation de l’histoire et de la vie ordinaire et "profane", contre l’aliénation religieuse, le mysticisme abusif, la fuite du temps présent.
Critiques :
  • conception erronée - car antinomiste - de la liberté et de la vocation humaine ;
  • dévaluation abusive du fait religieux, de la spiritualité ;
  • conception optimiste de la sécularisation qui dans la perspective biblique comporte incontestablement un trait d’apostasie très répréhensible : aberration de l’athéisme chrétien.
4. Bultmann et la théologie existentiale

Sympathie

  • revalorisation de l’individu et de sa subjectivité ; 
  • respect du "mystère" de Dieu, sens aiguë de la finitude et de l’aliénation de l’homme sans Dieu.
Critiques
  • agnosticisme théologique : perte de la certitude de la connaissance religieuse ; 
  • contradictions flagrantes avec certaines données de l’Ecriture ;
  • dévaluation de l’autorité formelle de la Bible.
5. Tillich et la théologie de la culture

Sympathie

  • revalorisation de l’histoire et de la culture (notions réformées de la grâce commune, révélation générale, mandat culturel) ; 
  • vision englobante de la théologie, qui a trait à tous les domaines de la culture et de la civilisation ;
  • volonté d'acculturation de l'Evangile, de prise de contact avec le monde, tout en évitant les vaines redîtes, et en cherchant à interpeller l'homme moderne dans sa situation.

Critiques

  • la tâche de la théologie et de l’apologétique en particulier ne saurait se réduire à la recherche et à l’établissement de frontières avec la culture ambiante, le « monde présent », mais comporte aussi un élément de rupture non négligeable, du fait de la situation de péché de l’homme ;
  • tentation de l’agnosticisme : " Dieu au-dessus de Dieu ", et du panthéisme : Dieu au cœur de la culture.
6. Cobb et la théologie du process

Sympathie : Dieu n’est pas étranger à l’Histoire, il n’est pas insensible - rejoint la théologie de l’incarnation et de la Croix chère aux Réformateurs.

Critiques : un Dieu qui serait en perpétuelle évolution mériterait-t-il encore d’être appelé « Dieu » ? Le Dieu de la Bible est parfait, et immuable. Confession de la Rochelle, article I : « Nous croyons et confessons qu'il y a un seul Dieu, qui est une seule et simple essence, spirituelle, éternelle, invisible, immuable, infinie, incompréhensible, ineffable... ». Poser le principe de l’évolution comme moteur premier de l’histoire nous parait arbitraire et fortement contestable.

 

Synthèse :

Sympathie

De façon générale on peut dire que les théologies modernes ont cherché, chacune à leur façon, à établir des ponts entre le monde de la Bible et le monde contemporain, entre la foi chrétienne et la culture moderne.

Ce qui est visé, c’est l’universel. On ne se satisfait plus du particularisme strict des anciens. La théologie doit être englobante, et l’Eglise doit pouvoir avoir son mot à dire dans tous les domaines de la vie, sans faire figure de fossile de l’histoire.

Critiques :

Ces tentatives de contextualisation de l’Evangile se sont souvent faites au détriment de la vérité biblique et de la foi chrétienne historique - négation de la divinité du Christ, du dogme trinitaire, de l’historicité de la Chute, de la doctrine de l’expiation, dévaluation de l’autorité biblique, etc. 

Le risque est de perdre de vue l’inattendu de l’Evangile, et la rupture nécessaire que la foi chrétienne impose au monde du fait de sa situation spirituelle « en Adam ».

Le schéma biblique fondamental est Création-Chute-Rédemption. C’est là l’un des traits distinctifs du christianisme historique.

Il ne faut pas confondre l’humanisme et le christianisme. Une théologie anthropocentrique ne saurait réponde au besoin fondamental de tout homme, qui est la réconciliation avec Dieu, le Salut, qui passe par la conversion de la pensée, dans la reconnaissance de l’autorité souveraine et normative -objective !- de la Parole de Dieu, la Bible (Sola Scriptura).

Soli Deo Gloria ! Tel doit être, dans une juste perspective réformée, le principe discriminatif de la théologie : théocentrique, et non pas anthropocentrique. « Dieu seul parle bien de Dieu » ! La théologie se doit d’être servante de l’Ecriture, à l’écoute de l’Ecriture, autrement, elle perd de vue sa raison d’être et sa vocation.

 



[1] Etudes Calvinistes, p. 5.