L'ANTICHRIST
À TRAVERS L'HISTOIRE
Les
déplacements de l'homme impie
Jean-Marc Berthoud
Résister
et Construire N° 45-46 (octobre-novembre 1999, p. 52)
Au XVIe siècle, les Réformés de France en
particulier, ont identifié la personne de
l'antichrist avec celle du pape. Vu les prétentions
pontificales ainsi que le fait qu'à cette époque c'était la papauté
qui était le moteur principal de la persécution de l'Église,
une telle identification pouvait parfaitement se justifier. Mais il
ne faut pas oublier que le pouvoir politique ou religieux avec lequel
l'homme impie peut temporairement s'identifier ne sera pas toujours le même.
Le lieu d'attache précis du pouvoir antichrétien peut ainsi se déplacer
et, en effet, se déplace souvent dans l'histoire. Au début de l'Eglise
il pouvait très vraisemblablement s'identifier avec ce que Paul appelle
la Synagogue de Satan, pouvoir impie
constitué par les autorités juives persécutrices des chrétiens.
Plus tard, ce fut le pouvoir divisé des empereurs romains
qui fut le point de mire de l'action de l'Adversaire.
C'est en effet ce déplacement institutionnel de
l'action politique de l'antichrist que nous pouvons constater dans
l'histoire moderne de la France. Au début du XVIIe siècle,
les Protestants français identifiaient toujours l'antichrist avec le
Pape au point de vouloir introduire un nouvel article à ce sujet
dans la Confession des Eglises de France. Un historien et théologien
clairvoyant, Agrippa d'Aubigné, s'évertua en vain de faire
comprendre à ses corréligionnaires que la localisation politique de
l'antichrist avait changé et qu'il fallait le voir maintenant dans
la personne du Roi de France et du pouvoir absolu qu'il revendiquait.
La loyauté des Protestants envers la Monarchie ne connut au XVIIe siècle
aucune borne, au point que les catholiques façonnèrent alors le dicton
méprisant : Soumis comme
un Huguenot. Mais il faut reconnaître que tout au long de ce siècle,
ce fut le pouvoir royal qui persécuta effectivement les croyants et non
plus tellement la papauté romaine. Après la Révocation de l'Édit de
Nantes en 1685, les Protestants français comprirent enfin que l'ennemi
de Dieu, l'homme impie qui s'évertuait à les détruire pour aboutir à
son idéal unitaire, Un roi, une
foi, une loi n' était autre que le Roi de France qui, pour ce
faire, utilisait toutes les forces de l'État français.
Au XVIIIe siècle, les Protestants français
commirent tout à nouveau la même erreur d'identification. L'antichrist
avait une fois de plus changé de localisation. Ils fixèrent alors
l'identification de la personne de l'impie sur la Royauté française,
ceci même après la proclamation de l'Édit de Tolérance de
1787 qui leur rendait une identité juridique. Dans la seconde moitié
du XVIlIe siècle, par des raisonnements eschatologiques purement spéculatifs,
les Protestants français identifièrent le messianisme profane et
antichrétien des Lumières, qui allait aboutir dans la Révolution françaises,
à l'action de forces providentielles qui oeuvraient à leur libération
religieuse. Pourtant. ce fut bel et bien la Révolution qui
assuma le manteau antichrétien et de la Royauté française et de la
Papauté manifestant ainsi le plus formidable renouveau des forces
antichrétiennes que le monde moderne ait connu. Ces forces
autrefois identifiables avec la papauté romaine et, plus tard,
avec l'absolutisme de la Monarchie française, se concentraient
maintenant dans la Révolution avec laquelle, dans leur naïveté
coupable, les Protestants identifièrent leur cause.
Au début du XXe siècle, les Protestants français
commirent la même erreur en identifiant le laïcisme anti-catholique de
la IIIe République avec des forces favorables au Christianisme réformé,
ce qui les conduisirent à saborder volontairement plus de mille écoles
privées protestantes en France. C'est le même genre d'erreur naïve
qui, a contrario, conduisit
Jacques Maritain, thomiste intransigeant qu'il était, à identifier le
renouveau catholique de son temps avec l'humanitarisme personnaliste
(foncièrement antichrétien) de la démocratie chrétienne.
Karl Barth tomba lui-même dans une pareille
erreur d'identification de l'antichrist. Il l'identifia d'abord, très
justement, dans l'antichristianisme nazi. Puis, ce dernier
vaincu, il ne parvint pas à comprendre que les forces antichrétiennes
s'étaient à nouveau largement concentrées dans le communisme révolutionnaire
mondial persécuteur acharné du christianisme. De nos jours,
beaucoup de chrétiens, surtout aux Etats-Unis, tombent dans une
pareille méprise. Ils sont si obnubilés par l'identification, en son
temps parfaitement juste, de l'antichristianisme au communisme soviétique
et chinois, qu'ils ne parviennent pas à comprendre, qu'avec
l'effondrement de la branche soviétique du communisme international, ce
sont les États-Unis d'Amérique qui, avec l'Europe apostate,
ont à leur tour repris le flambeau de l'antichristianisme dans le
monde. Car l’Europe et les États-Unis ont tous deux, depuis la
révolution de mai 1968, fait l'objet d'une subversion antichrétienne
à caractère culturel de très
grande envergure. Ici l'influence décisive fut celle d'un marxisme
d'un nouveau genre (eurocommunisme, communisme à visage
humain, perestroïka et glaznost) largement inspiré par
la pensée d'Antonio Gramsci (1891-1937), marxiste dissident
italien. Nous ne parvenons pas encore à mesurer la portée véritable
de cette révolution culturelle, plus antichrétienne encore que
tout ce qui l'a précédé. C'est cet athéisme universel qu'Augusto
del Noce appelle très justement l'opulence occidentale.
Dans cette perspective, il est intéressant de
constater quelles furent certaines des forces qui, durant ces derniers
siècles, se sont opposées aux diverses figures que prenait la Bête
de l'Apocalypse. Au XIIIe siècle (et pour plus de cinq siècles),
ce furent les Vaudois du Piémont ; au XIVe, les Lollards
en Angleterre ; au XVe, les Hussites de Bohème et Jérôme
Savonarole ; au XVIe, les Réformés de tous bords en
pays catholiques ; au XVIIe les Huguenots en France,
les Protestants en Slovaquie, et les Vieux Croyants en Russie
, à la fin du XVIIIe, les Vendéens contre-révolutionnaires
catholiques, à la fin du XIXe siècle, les Boers
calvinistes des Républiques sud-africaines ; au XXe siècle,
les Arméniens sous domination turque, puis tous les chrétiens
persécutés par les divers totalitarismes modernes et pendant la durée
de tous ces siècles, les Serbes orthodoxes. |