CORRESPONDANCE

Selon notre habitude, nous publions les lettres que nous recevons et qui pourraient intéresser nos lecteurs. Suite à notre dernier numéro, le courrier a été particulièrement abondant. Là où cela nous semble nécessaire nous répondons aux propos de nos correspondants.

Le 26 novembre 1997, nous recevions du Conseil Synodal de l'Église Évangélique Réformée du Canton de Vaud la lettre suivante que nous reproduisons intégralement.

Concerne : Droit de réponse.

Monsieur le Rédacteur,

Après avoir eu connaissance de l'article que vous avez fait paraître dans votre numéro d'octobre/décembre (Nş 39-40) de Résister et Construire intitulé : Que penser de la théologie de Shafique Keshavjee ?, le Conseil synodal fait usage du droit de réponse et vous demande de faire paraître le texte suivant dans le prochain numéro de votre revue :

"Tout au long de l'article : Que penser de la théologie de Shafique Keshavjee ?, paru dans la revue Résister et Construire Nş 39-40, Mme Rose-Marie et M. Jean-Marc Berthoud s'en prennent au ministère que M. Shafique Keshavjee exerce dans le cadre de l'Église Évangélique Réformée du Canton de Vaud (EERV) dans le domaine du dialogue interreligieux en relevant qu'il n'est plus en accord avec le message fondé sur l'Évangile. Les différentes accusations portées dans le cours de ce long article tendent à jeter le discrédit tant sur la personne et la foi de M. Shafique Keshavjee, ce qui ne saurait être tolérable, mais également sur la crédibilité de l'EERV qui emploie ce ministre.

Le Conseil synodal réagit clairement contre de telles insinuations qui lui paraissent déplacées, injustifiées et infondées, dans la mesure où elles jettent le discrédit sur l'EERV. De tels propos ne peuvent que rendre le dialogue interreligieux impossible, ce que nous ne pouvons admettre en tant qu'autorité exécutive d'une Église qui se reconnaît dans le Christ.

Le Conseil synodal tient par ailleurs à lever toute ambiguïté ou interprétation quelconque qui pourrait résulter de cet article portant sur la confiance qu'il a mis (sic), et qu'il entend conserver, en M. Shafique Keshavjee pour exercer le ministère confié dans le cadre de l'EERV dans le domaine du dialogue interreligieux. Le Conseil synodal réitère son soutien, son appui et sa reconnaissance pour l'engagement et le témoignage de M. Shafique Keshavjee."

En vous remerciant de donner suite à notre demande et de faire paraître intégralement le texte qui précède, nous vous prions de recevoir, Monsieur le Rédacteur, nos salutations les meilleures.

Au nom du Conseil synodal

Le vice-président Le chancelier

J.-P. Perrin Cl. Cuendet

Copie – à M. S. Keshavjee

– PAS

Voici la réponse que nous adressions au Conseil Synodal le 15 décembre 1997.

Monsieur le Pasteur,

Nous avons bien reçu la lettre du Conseil Synodal du 26 novembre dernier relative à l'article du numéro 39-40 de Résister et Construire où nous examinions divers aspects du ministère de médiateur interreligieux que l'Église Évangélique Réformée du canton de Vaud a confié au pasteur Shafique Keshavjee. La coutume de notre revue est de publier les réactions de ses lecteurs afin de provoquer des débats d'idées et c'est bien volontiers que nous ouvrons nos colonnes aux propos officiels du Conseil Synodal.

Cependant votre lettre nous a étonnés sur un certain nombre de points :

1) Nous sommes frappés par son caractère péremptoire qui entre en contraste flagrant avec l'attitude habituellement plus irénique et tolérante du Conseil Synodal. Sa volonté d'agir par acte de pure autorité est évidente. Une telle manière de faire se rapproche davantage de la tradition romaine des bulles pontificales que de la pratique d'une Église qui se veut à la fois évangélique et réformée.

2) Le Conseil Synodal limite sa défense du ministère du pasteur Keshavjee exclusivement à l'identification de son ministre avec l'Église Évangélique Réformée du canton de Vaud. Il considère en conséquence toute critique émise à l'égard du ministère du pasteur Keshavjee comme portant atteinte et jetant le discrédit, tant sur la personne de ce pasteur que sur l'Église Évangélique Réformée du canton de Vaud elle-même. Mais où se trouve la justification des propos émis par le Conseil Synodal, tant sur le plan théologique que sur celui de la discussion simplement rationnelle ?

3) Enfin, le Conseil Synodal en vient, d'une manière pour le moins étrange, à affirmer que le fait d'être une Église qui se reconnaît dans le Christ serait indissociable de la pratique du dialogue interreligieux. Mais – faut-il le dire ? – pas le moindre soupçon d'un pareil dialogue n'apparaît dans la vie du Christ.

Ce dialogue interreligieux, tel que le conçoit le pasteur Keshavjee, conduit immanquablement à trahir – ou pour le moins à voiler de manière fautive – le témoignage de l'Église au caractère unique de la Personne et de l'oeuvre de Jésus-Christ. Le fait que le Conseil Synodal in corpore, confesse que se reconnaître dans le Christ ne peut être séparé d'un tel dialogue infidèle doit en conséquence être compris comme constituant la proclamation publique officielle par l'autorité suprême de l'Église Évangélique Réformée du canton de Vaud de sa renonciation au message exclusif et salutaire de l'Évangile.

Veuillez recevoir, Monsieur le Pasteur, l'expression de nos salutations distinguées.

Jean-Marc Berthoud

Nous recevions datée du pasteur Shafique Keshavjee de Jongny la lettre suivante datée du 21 novembre 1997.

Cher Jean-Marc,

Avec ton épouse (R.-M.), j'imagine, tu as rédigé un article me concernant. Je te demande de bien vouloir faire paraître ces lignes dans le prochain numéro de votre revue. Merci de respecter cette demande de droit de réponse.

Fraternellement en Jésus-Christ,

Shafique

Cher Jean-Marc,

Ma surprise a été grande en découvrant l'article "Que penser de la théologie de Shafique Keshavjee ?" dans ta revue. Ma surprise l'a été encore plus quand de nombreux amis m'ont signalé que, pour la première fois, ils recevaient ce numéro sans l'avoir demandé (ou même après avoir explicitement demandé de ne plus le recevoir !). Tous ont été choqués par les insinuations malveillantes et la médiocre qualité de ton texte.

Ton article me tend un piège. Si je ne te réponds pas, ce sera, à tes yeux, la preuve que tu as raison et que je n'ai rien à dire. Si je te réponds, et que je sois en désaccord avec toi, ce sera aussi la preuve que j'ai tort. De toute manière j'aurai tort car toi seul semble avoir raison. Que dis-je ? Non pas toi, mais la vérité biblique que toi seul (et quelques-uns qui pensent comme toi) professerais avec rectitude. Selon ton article, rien dans mes écrits ni dans mes conférences n'a de la valeur. Il me serait facile de traiter ton texte comme tu traites mes écrits. Je ne le ferai pas. Je ne puis m'abaisser à cela. Avant d'évoquer ce qui me pose problème dans ton article, voici donc ce que j'y ai apprécié :

* Dans la confession de foi que j'ai proposée, tu signales qu'il y a "subordination ontologique du Fils au Père et de l'Esprit au Fils" (p. 16). Tu as raison de signaler ce risque, même si cela ne correspond pas à "ma" théologie.

* Ton article met en évidence que le dialogue interreligieux peut minimiser l'importance de la proclamation de l'Évangile. Ce risque est réel, et depuis que j'exerce ce ministère particulier, je ne cesse de répéter que dialoguer ne signifie pas cesser de témoigner du Christ ressuscité (voir par exemple mon article paru dans la revue Itinéraires, no 18, printemps 1997, intitulé "Le dialogue interreligieux. Entre cacophonie et symphonie ?").

Brièvement voici mon désaccord fondamental avec ton texte. Au lieu de présenter de la manière la plus "objective" possible ce que j'écris et ce que j'enseigne, et cela avant de le critiquer – ce qui est non seulement ton droit, mais un devoir en Église où nous devons nous corriger fraternellement – tu ne cesses de présenter mes perspectives en les caricaturant, en les citant hors de contexte et surtout par association. Dès la page 7, tu utilises cette triste méthode. "Une personne enthousiaste a ajouté qu'elle pensait que l'esprit christique devait animer Bouddha puisque le Christ, selon notre auteur, serait à l'oeuvre dans toutes les religions. S. Keshavjee confirmait ainsi les idées de ceux qui pensaient comme lui." Le ton est donné. Jamais je n'enseigne que le Christ est à l'oeuvre dans toutes les religions. Partout où je vais, je mets en évidence les différences entre les religions et les incompatibilités entre elles. Mais parce qu'une dame a dit cela après ma conférence, cela représenterait ma pensée ! Puis tu cites longuement la logique zen, H. Kung et C. A. Keller en insinuant que, puisque je les cite, je dois en tout point être en accord avec eux ! Ton article s'intitule "Que penser de la théologie de Shafique Keshavjee" (c'est moi que soulignes). Penser, me semble-t-il, c'est une activité de l'intelligence qui opère des différenciations et des distinctions. Ton texte amalgame, sème le soupçon sur ma foi (ce qui est ton droit) et sélectionne dans mes écrits ce qui peut confirmer tes critiques. Pourquoi ne cites-tu pas ce que j'écris sur la spécificité de la résurrection du Christ, sur l'importance du témoignage chrétien, sur le jugement de Dieu ? On ne peut tout citer, il est vrai, mais même quand tu me cites, tu le fais de manière falsifiante (parmi plusieurs exemples, p. 21, "Jésus serait une Voie nouvelle et non La Voie.) alors que je cite Hébreux 10 : 20 qui ne dit pas, dans ce contexte, La Voie. Que d'inexactitudes dans ta lecture de mes écrits ! Si tu lis la Bible avec autant d'imprécisions (ne me fais pas dire que je mets mes textes sur le même plan que l'Écriture sainte !), que de projections, que de lectures sélectives, que d'obscurités…

Le Dieu de Jésus-Christ est le coeur de ma vie. Comme toi, je prie, je médite quotidiennement la Bible, je sers l'Église. Tu veux faire croire à tes lecteurs que je suis un infidèle à la révélation biblique. Il m'arrive certainement de trébucher, de ne pas être pleinement fidèle à Dieu. C'est pourquoi j'implore son secours et celui de mes frères et soeurs chrétiens. C'est pourquoi j'essaye d'écouter ce que l'Esprit dit aux Églises aujourd'hui (et pas à une seule Église qui par orgueil et par sectarisme pourrait se séparer des autres). Tu peux en douter. Je ne veux pas douter de ta foi. Dieu seul est et sera le juge de nos actions et de nos paroles. Qu'il te bénisse ainsi que tes lecteurs. Qu'à nous tous il donne la sagesse d'en haut.

Mais la sagesse d'en haut est d'abord pure, puis pacifique, douce, conciliante, pleine de pitié et de bons fruits, sans façon et sans fard. Le fruit de la justice est semé dans la paix pour ceux qui font oeuvre de paix. (Jacques 3 : 8)

Fraternellement en Jésus-Christ,

Shafique

Nous répondions le 15 décembre 1997 au pasteur Shafique Keshavjee.

Monsieur le Pasteur,

Je vous accuse réception de votre lettre datée du 21 novembre, postée le 26 et reçue dans le même courrier que celle du Conseil Synodal de l'Église Évangélique Réformée du canton de Vaud. Cette dernière vous réitère publiquement l'immuabilité de la pleine confiance que l'autorité de cette Église assure à votre ministère de médiateur religieux.

C'est bien volontiers que nous reproduirons votre lettre, cela d'autant plus que la politique de la rédaction de Résister et Construire est de susciter des débats publics sur les questions spirituelles et doctrinales que nous soulevons. Un regard, même distrait, sur les volumineuses correspondances publiées par le passé dans nos colonnes vous aurait sans peine convaincu qu'il était inutile de faire valoir une exigence juridique (est-elle d'ailleurs justifiée dans ce cas précis au plan légal ?) pour que les personnes que nous interpellons dans notre revue puissent librement se faire entendre de nos lecteurs.

Si dans cette lettre je me permets de m'adresser à vous de manière assez formelle c'est que, contrairement à votre propre manière de vous exprimer à mon égard, je suis obligé de constater qu'il n'existe guère de rapport à proprement parler personnel entre nous, à l'opposé de ce que le style de votre lettre pourrait laisser entendre. Hormis notre rencontre lors de votre conférence au Vieux Lausanne qui fut le point de départ de notre travail d'analyse, nous ne nous sommes pas revus depuis près de vingt-cinq ans. Il n'est donc pas de base suffisante pour la relation d'intimité amicale à laquelle prétend le style familier de votre lettre.

Mais le caractère plutôt formel de ma réponse est suscité par un aspect du débat dans lequel nous sommes engagés qui semble vous échapper. Les questions que nous nous sommes permis de soulever dans notre article vous concernant n'ont aucunement un caractère personnel mais se réfèrent à l'exercice du ministère pastoral qui est le vôtre. Car l'examen attentif d'un certain nombre de vos écrits nous conduit à considérer les positions religieuses que vous défendez avec beaucoup d'habileté en tant que médiateur religieux mandaté officiellement par l'Église Évangélique Réformée du Canton de Vaud, comme pouvant mettre obstacle à votre propre salut, comme étant dangereuses pour la foi des chrétiens et comme désastreuses pour vos interlocuteurs non chrétiens.

Dans les lignes qui suivent, je me limiterai à une lecture attentive de votre lettre car elle permet d'observer avec précision le caractère de la démarche intellectuelle qui vous est propre et de faire comprendre à ceux qui nous font l'honneur de nous lire, la nature de votre action spirituelle et ecclésiastique.

La première chose à remarquer, et la plus importante, c'est qu'à aucun moment vous ne vous donnez la peine de répondre à nos arguments, pourtant précis, ou de chercher à apaiser nos inquiétudes légitimes quant aux conséquences de votre démarche. Malgré les deux concessions du début de votre lettre (dont vous ne semblez pas saisir la véritable portée) nous devons constater qu'à aucun instant vous n'entrez en matière. En particulier, vous vous refusez implicitement à considérer, même un seul instant, nos deux arguments fondamentaux : 1) l'opposition entre l'évangélisation chrétienne traditionnelle que nous défendons (où est notre sectarisme ?) et le dialogue interreligieux que vous préconisez ; et 2) le caractère irrationnel de votre pratique de la dialectique.

Premièrement, vous passez sous silence dans votre lettre le contraste que nous établissons entre votre manière de penser (celle de ceux que, dans vos écrits, vous confessez ouvertement être vos références spirituelles privilégiées, les professeurs Carl Keller et Hans Küng, auxquels nous pourrions ajouter le nom de Mircea Éliade), d'une part, et la pensée plus traditionnellement chrétienne du père Henry van Straelen et du théologien évangélique Srilanquais, Vinoth Ramachandra, d'autre part.

En deuxième lieu, il est manifeste, en dépit de vos protestations quant à votre volonté de dialogue, que la discussion intellectuelle sérieuse entre chrétiens (c'est-à-dire discussion soumise à la fois à l'autorité du contenu conceptuel précis de la Bible et au principe de non-contradiction) ne vous intéresse aucunement. Vous ne répondez strictement rien à notre analyse de votre manière d'utiliser la dialectique bouddhiste du oui et du non qui vous sert à étouffer toute véritable discussion doctrinale. Preuve en est sur le plan pratique votre dédain complet de l'offre que nous vous avions explicitement faite à l'issue de votre conférence au Vieux Lausanne de passer à la librairie La Proue, aux Escaliers du Marché à Lausanne, où je me trouve plusieurs après-midi par semaine, pour poursuivre notre discussion sur les questions capitales et difficiles soulevées par votre démarche interreligieuse.

Voici pour l'essentiel : nous devons constater le refus d'une vraie discussion intellectuelle et doctrinale de la part de ceux-là mêmes qui, comme vous, préconisent continuellement le dialogue interreligieux.

Le deuxième point que je soulève, même s'il revêt un caractère moins central que votre refus d'entrer en matière, me paraît lui aussi important. Il s'agit ici d'une stricte conséquence de votre refus de principe d'entrer dans la discussion intellectuelle qui vous est proposée. En effet, votre lettre constitue en elle-même une pièce d'anthologie tant elle manifeste de manière explicite cette méthode aberrante d'intimidation émotionnelle et "morale" qui trop souvent de nos jours remplace la libre discussion des idées. Pour dire la chose autrement, ce sont ces méthodes d'intimidation moralisante et de chantage à l'émotion qui caractérisent le comportement de nombreux contemporains à l'égard de ceux qui leur posent problème, qui s'opposent ouvertement à leurs positions et qui, par des arguments précis, les contredisent dans leurs convictions. C'est ainsi que l'on oppose aux arguments logiques, non une contre-argumentation soignée, mais de simples slogans. On ne répond plus sur le plan de la discussion des idées mais on cherche à tout rapporter à un niveau personnel, sentimental et moralisant. C'est sur ce plan que l'on cherche à ramener l'interlocuteur gênant, que l'on parvient de cette manière à traiter en adversaire personnel qu'il faut déconsidérer à tout prix. On prétend alors, sous un masque de bonté et de générosité, manifester envers lui les égards les plus délicats, tout en cherchant à le détruire sur le plan personnel et moral. Cette méthode, loin de favoriser le dialogue, la vraie discussion, le rend en fait impossible.

C'est ainsi que, dès le départ, vous jouez le naïf, la surprise (comme si le désaccord entre nous n'était pas évident et public !) ; puis, vous vous abritez derrière la réaction choquée de vos amis qui qualifiaient notre texte, fortement argumenté et documenté, d'être caractérisé par ses insinuations malveillantes et par sa qualité médiocre. Tout ceci sans apporter la moindre justification à leurs propos. Ensuite, vous vous permettez de qualifier de piège l'examen attentif que nous avons fait de votre position, comme si le fait même de discuter votre théologie constituait pour vous un danger. C'est alors que vous assumez le rôle bien flatteur pour vous de martyr : notre critique de positions que vous défendez partout publiquement, en les nuançant évidemment en fonction des différents publics auxquels vous vous adressez et que vous refusez toujours de heurter de front, est perçue par vous de manière entièrement négative ; ainsi, selon vous, nous prétendrions que rien dans vos écrits n'aurait de valeur. Puis, après avoir aimablement laissé entendre que notre souci de vérité ne serait que fanatisme doctrinaire sectaire, vous vous donnez le beau rôle de ne pas nous traiter de la manière injuste dont nous usons à votre égard, vous tressant ainsi les lauriers d'une auto-louange, sans doute par trop modeste. Vous allez jusqu'à affirmer, dans votre dédain, (où donc est passé votre souci de dialogue ?) que vous ne vous abaisseriez pas jusqu'à discuter avec nous sur le plan médiocre sur lequel nous nous placerions. Cela ne vous viendrait sans doute pas à l'idée que le terrain sur lequel nous cherchons constamment à ramener le débat est celui de la vérité biblique.

Toutes ces amabilités, exprimées dans un style de bienveillance doucereuse, constituent le suave emballage d'un éreintage, d'une démolition morale de votre interlocuteur. C'est ainsi que vous vous contentez de dénigrer notre manière de lire vos textes et de les interpréter, sans apporter à vos affirmations la moindre des preuves. Vous allez même jusqu'à insinuer que nous pourrions apporter à notre lecture de la Bible une attitude toute aussi fâcheuse ! Dans un geste de générosité ostentatoire, vous relevez par ailleurs deux points où vous donnez partiellement raison à nos critiques : le danger dans votre pensée de la tentation d'une subordination à l'intérieur de la Trinité, d'une part, et de l'autre, l'affaiblissement de l'évangélisation des païens par la pratique du dialogue interreligieux préconisé par vous. Si, sur ces points, vous étiez véritablement en accord avec les critiques que nous formulons (comme vous le prétendez) vous seriez obligé de modifier radicalement et votre théologie et votre apologétique. Mais, comme vous le savez fort pertinemment, c'est ici le centre même de la critique que nous vous adressons, critique que vous croyez évacuer habilement en donnant un semblant d'accord ! Nous constatons à nouveau le caractère achevé de votre pratique de l'art si délicat du oui et du non. Mais vous rendez-vous compte qu'une telle dialectique, par son évacuation nominaliste du rapport permanent entre les mots et les réalités qu'ils nomment, vide le langage de toute connotation précise et, à la longue, rend tout véritable discours communautaire impossible ?

Ignorant totalement notre argumentation détaillée qui démontre d'une part le caractère quasi gnostique de votre théologie et, de l'autre, la nature essentiellement syncrétiste de votre approche aux autres religions (vous écartez sans autre la documentation sur laquelle repose toute notre démonstration), vous vous concentrez sur un point qui, à vos yeux, résume toute notre démarche : le fait que nous relevions dans notre étude votre absence de réaction chrétienne (c'est-à-dire de défense des droits exclusifs du Christ face aux prétentions des religions) devant les exclamations admiratives d'une auditrice qui, à notre sens, reconnaissait fort exactement en celui que vous appelez le Christ ressuscité, le faux christ des religions panthéistes de l'Orient. Notre but était ici d'illustrer le sens véritable de vos propos syncrétistes, sens confirmé tant par vos nombreux écrits et discours que, dans ce cas précis, par votre silence coupable. Cependant n'importe quel lecteur de Résister et Construire peut aisément constater que nous vous avons abondamment et très largement cité et cela dans des textes qui représentent vos formulations les plus essentielles.

Pour conclure, relevons que la question que nous posons dans notre article est celle que vous cherchez à tout prix à esquiver : Qu'est-ce que la Foi ? L'expression que vous utilisez en disant que Jésus-Christ est le coeur de ma vie (comme celle de Christ ressuscité, dont on peut se demander si, sous votre plume, elle n'est pas un pur slogan), est à notre sens typique de votre démarche anti-intellectuelle et anti-doctrinale. Car votre refus de l'antithèse logique (le principe de non-contradiction) vous interdit toute forme de réflexion par laquelle seraient définis les termes dans lesquels s'exprime la Foi chrétienne, Foi donnée une fois pour toutes et que nous avons l'obligation de retenir et de transmettre dans les termes mêmes dans lesquels nous l'avons reçue (Jude 1 : 3 ; 1 Corinthiens 15 : 1-3). En fait, que peut bien vouloir dire l'expression Jésus-Christ est le coeur de ma vie ? Jésus-Christ n'est-il pas avant tout la Deuxième Personne de la Sainte Trinité, Dieu en Personne fait homme pour le salut du monde ; le Dieu tout puissant devant lequel toute créature doit plier les genoux ; Celui devant lequel toutes les religions (le Christianisme n'est aucunement une de ces religions !) ne sont rien ; le Roi des rois et le Seigneur des seigneurs ; le Pantocrator, le Maître de toutes choses ? Si le Christ est en effet la vie même du croyant, il ne peut en tout cas pas être utilement confessé au moyen d'une expression aussi restrictive que celle que vous prônez : Il est le coeur de ma vie, à preuve les confessions de foi de l'Église. Dans une telle formulation, tout se rapporte à l'homme et quasiment rien au Dieu Sauveur et Seigneur.

C'est à ce niveau doctrinal de la vérité que nous avons cherché à nous placer. C'est un niveau que vous refusez d'aborder. Vous serait-il devenu inaccessible ? Quand on refuse la discussion franche, quand on se réfugie derrière le masque d'une vertu offensée, quand on pratique soi-même cette insinuation malveillante dont on accuse les autres pour mieux les déconsidérer, quel rôle joue-t-on si ce n'est celui qu'Arnaud-Aaron Upinsky, dans son grand livre sur la désinformation moderne par la langage, La tête ou la parole coupée, considère comme le modèle des hommes d'action de notre temps, Tartuffe ?

Ce qui distingue Tartuffe de tous les dissimulateurs, fourbes et hypocrites en tous genres, c'est le fait qu'il prend la morale elle-même comme arme de désinfor-mation : Tartuffe est un terroriste qui brandit la foudre de la morale pour paralyser ses victimes, avant de les dépouiller. C'est qu'il n'est pas un hypocrite ordinaire, un simple comédien, mais un véritable provocateur à la dévotion. Là où l'hypocrite ordinaire utilise son déguisement comme un bouclier défensif, Tartuffe l'utilise comme une arme offensive pour aveugler ses dupes. En bon stratège, Tartuffe n'hésite pas à s'emparer de l'arme absolue de la respectabilité : le service de Dieu qu'il prend pour témoin de moralité. Il se place ainsi au-dessus de tout soupçon. Fort de l'ascendant moral que lui donne son stratagème, il se rend maître du langage sans coup férir. Personne n'ose plus tenir tête à ce saint redoutable. A le voir attaquer sur un registre si élevé, qui oserait mettre en cause sa bonne foi ? (Arnaud-Aaron Upinsky, La tête ou la parole coupée, Guibert, Paris, 1990, p. 42.)

Ce n'est pas impunément que l'on cherche à concilier une foi évangélique avec une théologie critique. Car cette critique, par son mépris pour la Bible Parole inspirée, infaillible et claire de Dieu, exerçant une autorité universelle sur toutes choses, ne peut que détruire toute foi véritablement évangélique dans la pensée de ceux qui l'adoptent. A vouloir ainsi mélanger le froid et le chaud l'on ne peut que devenir spirituellement tiède. La lumière qui est en nous se transformera en ténèbres. Alors, comme dit le Seigneur Jésus-Christ, Combien seront grandes ces ténèbres ! (Matt. 6 : 23)

Veuillez recevoir, Monsieur le Pasteur, l'expression de la considération qui vous est due.

Jean-Marc Berthoud

Copie : Conseil Synodal de l'Église Évangélique Réformée du canton de Vaud.