Jean Amos Comenius (1592-1670)
et les sources de l'idéologie pédagogique
 
L'inspirateur des réformes scolaires modernes1

Jean-Marc BERTHOUD

 

Avant-propos

Jean Amos Comenius, bien qu'il soit peu connu, même d'un public relativement cultivé sur le plan de l'histoire, est une figure marquante de la pensée moderne, au même titre que le sont des hommes d'une notoriété publique indéniable tels René Descartes, Thomas Hobbes, Jean-Jacques Rousseau, Karl Marx, Charles Darwin ou Sigmund Freud. Le caractère prédominant de son influence sur la pédagogie des trois derniers siècles est reconnu par la plus éminente des autorités pédagogiques, l'UNESCO, organisation qui, dans une grande mesure, préside aux destinées éducatives du monde contemporain. C'est ainsi que la distinction la plus haute que l'UNESCO puisse accorder à un éducateur se nomme la Médaille Comenius, que l'Éducateur appelle "symbole suprême créé par le gouvernement de la République tchèque et l'UNESCO"2. Il est utile aussi de rappeler que la conception première de cette organisation internationale de l'éducation, comme d'ailleurs de la Société des Nations, puis de son successeur, l'Organisation des Nations Unies, et même du Conseil Oecuménique des Églises, remonte aux écrits (aujourd'hui devenus des institutions) de Comenius lui-même. L'UNESCO, en la personne de Jean Piaget qui présida longtemps à ses destinées pédagogiques, avait reconnu en Comenius son saint patron. En effet, en 1957 l'UNESCO publiait un recueil de Pages choisies de Jean Amos Comenius, précédé d'une Préface enthousiaste de Jean Piaget alors directeur du Bureau International de l'Éducation. Dans l'avant-propos de cet ouvrage, nous lisons ces lignes :

 

Au cours de sa neuvième session tenue à New Delhi aux mois de novembre et décembre 1956, la Conférence générale de l'UNESCO a décidé la publication d'un ouvrage contenant des extraits des oeuvres de J. A. Comenius, à l'occasion du trois centième anniversaire de la parution à Amsterdam de ses Opera Didactica Omnia.

 

Ce faisant, la Conférence générale de l'UNESCO a voulu associer l'Organisation à l'hommage que les éducateurs du monde entier s'apprêtent à rendre à celui qui fut "l'un des premiers propagateurs des idées dont s'est inspirée l'UNESCO lors de sa fondation3.

Nous montrerons plus loin, à l'aide de citations tirées de divers écrivains et pédagogues marqués par les ouvrages de Comenius, à quel point cette appréciation de l'UNESCO fut justifiée. Nous verrons que Jean Piaget lui-même considérait cette oeuvre pédagogique du XVIIe siècle comme celle d'un précurseur génial de sa propre pensée.

L'ensemble des admirateurs de l'oeuvre pédagogique et philosophique de Comenius se trouvent parmi ceux que l'on pourrait nommer les penseurs progressistes, ceux qui sont animés d'une vision utopique et révolutionnaire de l'activité scolaire4. Parmi les grands noms dans cette tradition, il nous faut citer Rousseau5, Pestalozzi6, Froebel7, Claparède8, Ferrière9, Freinet10 et enfin le ponte de l'enseignement moderne, Piaget11. Mais, placer ainsi Comenius dans un cadre uniquement laïc progressiste ou sécularisé, fausserait gravement la présentation de l'oeuvre de notre auteur. Car dans les écrits de Comenius nous trouvons un aspect qui donne à première vue l'impression d'être profondément chrétien, évangélique, voir même créationniste. Sa théologie, qui accorde (du moins en théorie) à la Bible une autorité suprême sur tous les aspects de la réalité, pourrait même (du moins en apparence) le rapprocher de la théonomie contemporaine, de cette vision biblique qui donne à la Loi divine autorité sur tous les aspects de la vie sociale et personnelle, ceci est la perspective propre au mouvement reconstructionniste moderne. Voyez donc plutôt :

 

Venons-en à l'essentiel de notre propos : aux yeux de certains12, la Sainte Écriture ne peut être transportée dans la philosophie, car elle enseigne le chemin de la vie éternelle et ne réfléchit pas sur la nature. Mais, à mes yeux, Dieu nous a donné l'Écriture pour enseigner, disputer, rectifier et étudier selon la justice. Par elle, l'homme doit devenir parfait et apte à réaliser de bonnes oeuvres (2Tim 3 : 16) (…) Je ne vois pas pourquoi nous refuserions au livre de Dieu le droit de régler toutes choses; il va de notre intérêt de tirer de l'Écriture les compléments indispensables aux sens et à la raison. Dieu n'a-t-il pas introduit l'homme dans le monde pour qu'il observe toutes les formes de sa sagesse ? Ne lui a-t-il pas ordonné de voir l'invisible à partir du visible (Rom 1 : 20) ?

Considérons comme acquis que la philosophie reste boiteuse sans la révélation divine. Il s'ensuit qu'Aristote ne doit pas être tenu dans les écoles chrétiennes comme le maître unique de la philosophie ; mais, pour philosopher librement, laissons-nous mener par les sens, la raison, et l'Écriture13.

Et il ajoute,

 

C'est pourquoi il faut chasser de la philosophie chrétienne Aristote et sa foule de disciples païens. Sinon, la vérité sera toujours davantage entachée d'erreurs, et la réflexion se perdra en obscurs méandres et en vaines querelles. (…) N'est-il pas complètement absurde que des chrétiens aillent chercher la vérité chez les païens quand ils disposent de la raison et des sens (…) ? La lumière de Jérusalem est-elle éteinte qu'il faille la remplacer par celle d'Athènes ? (…) Le génial Origène a tenté d'adapter la religion chrétienne à cette philosophie païenne, il n'y a pas plus réussi que Thomas, Scot et que tous les autres : comment pouvons-nous tolérer encore cette philosophie ? Certains craignent, s'ils rejettent l'aristotélisme, de se retrouver sans aucune philosophie. (…) Que la grâce vienne comme Dieu l'a promis, que pleuve sur nous la manne, alors nous serons vraiment enseignés par Dieu (…) et tout le cours de la philosophie coïncidera avec la vérité14.

Nous pouvons ici tout de suite faire remarquer que pour Comenius, l'ordre des connaissances part des sens pour atteindre la raison et finalement aboutir à l'Écriture qui, pour lui, n'est pas, en fin de compte, le fondement et la norme de toute vraie connaissance (ce qui est le vrai point de vue biblique et théonomique), mais seulement la source de ces compléments indispensables aux sens et à la raison. Un peu plus haut, Comenius accordait une portée plus restreinte à son apparent biblicisme en écrivant :

 

S'ils suivent la Sainte Écriture à la lettre, ils se mettent à croire en des idées absurdes et des superstitions, comme les catholiques romains avec leur transsubstantiation. Il faut donc utiliser ensemble les principes de la connaissance, ainsi la divine révélation nous donnera la foi, la raison nous donnera l'intelligence, et les sens la certitude. Nous devons suivre l'ordre inverse dans les objets de la nature en commençant par les sens pour finir par la Révélation car, en procédant ainsi, chaque degré sera rendu évident, certain et corrigé par le précédent15.

Cette position inverse l'ordre épistémologique normal : le langage est indispensable aux sens pour qu'ils reconnaissent la signification de ce qu'ils perçoivent ; et l'Écriture est à son tour indispensable au langage comme norme ultime certaine de la vérité de toute connaissance rationnelle et sensible.

C'est cette apparente dualité dans la pensée et l'oeuvre de Comenius qui a rendu notre travail beaucoup plus ardu que nous l'avions au premier abord prévu. Car ce sujet présente des difficultés toutes particulières, difficultés dues au caractère ambivalent, et apparemment incohérent, de la pensée et de l'action de Jean Amos Comenius. En effet, ce précurseur de toutes les erreurs les plus meurtrières que nous associons aux utopies totalitaires et aux messianismes révolutionnaires qui ont ravagé le monde moderne (depuis la Révolution française), se présentait à son siècle sous l'apparence – sans doute sincère  – d'un homme d'une sainteté de vie universellement reconnue, le dernier évêque de l'Unité des Frères, la branche la plus conservatrice et la plus biblique des Moraves protestants héritiers des pré-réformateurs tchèques Jean Hus (vers 1370-1515) et Jérôme de Prague (vers 1380-1416). Car Jean Amos Comenius, ami des esprits les plus éclairés de son temps, d'un Jean Valentin Andreae (1587-1654), pasteur précurseur du piétisme et fondateur de la Rose-Croix16, d'un René Descartes (1596-1650), d'hommes comme Samuel Hartlib, fondateur, avec d'autres, de la Royal Society de Londres (1662)17, du père Mersenne (1588-1648), etc., était en même temps le martyr universellement admiré de la résistance héroïque des Moraves à la puissance destructrice de la Contre-réforme espagnole et autrichienne. C'était un homme d'une piété évangélique évidente, humble et doux, plein de zèle pour l'oeuvre de Dieu et manifestant, dans une action sans relâche pour le bien, un amour sans borne pour son prochain. Aujourd'hui, comme au XVIIe siècle, même les chrétiens les plus perspicaces se sont laissés prendre par cette étrange alliance entre une piété apparemment exemplaire et un esprit si funestement progressiste que son influence le place aujourd'hui encore à la pointe de la révolution culturelle de cette fin du XXe siècle.

Pour mieux faire sentir la difficulté que nous avons dû affronter, écoutons ce cri de détresse puis cette prière ardente qu'il adressa à Dieu en 1625, du sein de la fournaise de la persécution cruelle, qui s'était abattue sur lui et sur ses coreligionnaires et compatriotes moraves de par la main des bourreaux espagnols et autrichiens et qui anéantissaient tout à la fois son Église, sa famille et son peuple :

 

Que faire en ce monde malheureux ? Où se rendre ? Qu'entreprendre ? où chercher aide et conseil ? oh ! Comme on voudrait fuir à travers les mers, ou mourir et se cacher dans un tombeau, pour ne pas voir l'épée sanglante qui détruit mon pays ! Tout s'écroule : les bourgs, les villes fortifiées, les demeures familiales ; les églises sont brûlées ou ravagées, les propriétés saccagées, les pauvres habitants torturés, emmenés en captivité ou tués. Des nations furieuses tombent sur nous depuis quatre ans. Aucun espoir ne nous reste, rien ne peut nous sauver de la ruine. Et pour comble d'horreur, la vérité de Dieu est étouffée, la liberté de le servir est supprimée, les prêtres sont chassés ou emprisonnés. Beaucoup d'entre eux, bannis, se cachent misérablement, épouvantés par cette rage humaine. Et le Seigneur lui-même les abandonne.

Dans une telle détresse il s'écrie en s'adressant à Dieu :

 

O Seigneur Jésus-Christ, intermédiaire divin et humain, seul Sauveur du monde qui, par l'insaisissable conseil de la sagesse de Dieu, as été posé comme le seul centre visible du ciel et de la terre, pour que vers toi et en toi convergent tous les besoins de toutes tes créatures, et en même temps tous les dons du trésor et de la grâce divine : c'est vers toi, mon seul Sauveur, que je tends les mains, les yeux, le coeur, toute mon âme ; de toi seul, j'implore pitié. Partout, dans le monde et en moi-même, je ne trouve qu'agitations, troubles, passions, chagrins qui me causent une peine douloureuse ; je ne connais aucun refuge et aucun autre port que ta miséricorde. Tout ce qui n'est pas toi n'est que vanité, mon Dieu ! C'est pourquoi, espérer en toi est le plus puissant refuge de tes serviteurs. Tous espèrent en toi, ô mon Père, ne m'abandonne pas. Enlève-moi du monde et de moi-même, et reçois-moi, non seulement vers toi, mais en toi, en ton coeur, mon Dieu, ma miséricorde. Ce que mon coeur désire si passionnément, tu le sais et tu le vois ; ce qui, au contraire, y fait obstacle dans mon corps, tu le sais et tu le vois également. Mais moi, je ne puis discerner où et quand me pousse ton esprit, la raison de mon corps, ou la tentation du péché (…), et je ne sais ce que je dois choisir, ni ce que je dois éviter. Aie pitié, et pardonne à notre pauvre raison de s'élever, de se révolter contre ta sagesse, et de vouloir donner des lois à tes actions et aux miennes. O Seigneur, délivre-moi ; prosterné à tes pieds, je t'en supplie, délivre-moi de moi-même, et donne-toi à moi. Délivre-moi, je t'en prie humblement, de ma volonté, de ma prudence, de mon savoir, de mon bien, de tout ce que je possède, car c'est à toi et non à moi. Je donne tout et ne garde rien, suivant la loi éternelle ; mais le livrer, si tu ne le prends, n'est pas en mon pouvoir. S'il y a là encore, sans que je le comprenne, un péché, sois-moi compatissant et ouvre-moi les yeux, afin que je puisse voir ce qu'il me faut faire, et, en le voyant, le faire (…)18.

Cette prière si enflammée, si sincère et si émouvante, prononcée dans un moment de détresse personnelle et nationale dépassant toutes les bornes, témoigne d'un esprit mystique des plus exaltés. Car ici nous nous trouvons devant un christianisme de type essentiellement mystique, caractérisé par ce que Xavier Galmiche, dans l'étude accompagnant son édition française du roman allégorique écrit par Comenius à la même époque, Le labyrinthe du monde et le paradis du coeur (1623), appelle

 

… le désir de fusion, d'anéantissement en Dieu19.

Mais la lecture attentive de cette prière émouvante laisse entrevoir deux choses : d'une part il nous faut constater l'absence de toute mention de cette croix de Golgotha où le sang du Christ a été versé pour payer le prix de nos péchés ; de l'autre, la réponse au péché de l'homme préconisée par Comenius n'est pas la foi en l'oeuvre expiatoire du Christ, mais une oeuvre accomplie par le pécheur lui-même. Digne d'intérêt aussi, dans ce puissant élan mystique, est la nature de l'invocation adressée à Jésus-Christ : non au Créateur de toutes choses, au Dieu transcendant, qui soutient et dirige chaque aspect de sa création, mais à un Christ cosmique, de type panthéiste (nous pourrions presque dire teilhardien), constituant en sa personne

 

… le seul centre visible du ciel et de la terre

vers lequel

 

… convergent tous les besoins de toutes les créatures, et en même temps tous les trésors de la grâce divine.

En effet, comme nous le verrons, toute l'oeuvre de Comenius se situe dans l'axe de cette dialectique entre, d'un côté une piété apparemment exemplaire associée à une mystique de tendance panthéiste et, de l'autre, un messianisme éducatif et politique animé par une conception du salut de l'homme et de la société fondée, non sur la foi en l'oeuvre du Christ Jésus crucifié et ressuscité, mais sur les oeuvres pédagogiques et politiques des hommes.

Mais pour commencer, examinons brièvement la vie de Jean Amos Comenius.

 

Introduction. Brève biographie de Comenius

Jean Amos Comenius est né le 28 mars 1592 dans la petite ville de Uhersky-Brod en Moravie, dans une famille prospère (son père était maître meunier) appartenant à la tendance la plus stricte de ceux qui avaient adopté les doctrines de Jean Hus, l'Unité des Frères. Voici comment, dans sa biographie de Comenius, Mme Heyberger caractérise sa formation au sein de cette communauté :

 

C'est au foyer d'une de ces familles de l'Unité des Frères, sans aucun doute d'une piété fervente, adonnée à la lecture quotidienne de la Bible et à l'interprétation des textes, sévère dans ses moeurs, et considérant l'obéissance à la loi divine comme le devoir suprême de l'homme, que naquit Comenius20.

En 1604, à l'âge de 12 ans, il perd son père et sa mère, puis, peu de temps après, également deux de ses soeurs. Il est alors recueilli par une tante habitant la ville de Straznice, sur la frontière hongroise. Mais, l'année suivante, cette ville est conquise et incendiée par les Turcs et les Hongrois. Échappant du désastre à travers les forêts, Comenius parvient à retrouver le pays de son enfance.

En 1608, à l'âge de l6 ans, il entre à l'école latine de Prérov, où ses dons attirent l'attention de son directeur, l'évêque de l'Unité, Jean Lanecky. Comenius, soutenu par ce puissant patronage, poursuit ses études académiques et s'inscrit, en mars 1611, à l'université calviniste de Herborn en Allemagne. Là, sous l'influence des théologiens Piscator et Alsted, il s'initie aux doctrines du millénarisme. Cette attente passionnée d'un royaume millénaire parfait du Christ sur terre marqua définitivement Comenius. A Herborn, toute la pensée des étudiants, dans tous les domaines, était soumise à la Bible, et l'enseignement donné était très critique à l'égard des philosophes païens, en particulier d'Aristote. C'est là que Comenius apprit à ne pas chercher les fondements de la pensée dans la philosophie, mais dans la Parole de Dieu21. En 1613, il s'inscrit à la célèbre université de Heidelberg.

De retour en Moravie en 1614, il prend, à la demande de l'Unité des Frères, la direction de l'école de Prerov. Il est alors âgé de 22 ans. En 1616, il est consacré au ministère pastoral dans l'Église Morave. En 1618, on lui confie une des paroisses les plus importantes de Moravie, celle de Fulneck, et cette même année il épouse Madeleine Visovska qui lui donnera deux enfants. Le 8 novembre 1620, à la bataille de la Montagne Blanche, les forces tchèques sont mises en déroute par celles de l'Empereur ; l'espoir d'un Royaume tchèque hussite prend ainsi brutalement fin. Au printemps de 1621, la ville de Fulneck est à son tour prise par les troupes espagnoles. La vie de son pasteur, Comenius, est mise à prix. Il doit alors fuir dans les forêts avoisinantes pour sauver sa vie, contraint d'abandonner sa femme enceinte et son fils. C'est, caché dans une retraite sûre, qu'il écrit pour son épouse un traité de consolation intitulé Réflexions sur la perfection chrétienne. Dans la préface, on lit ceci :

 

Car en marchant sur mes tristes chemins, j'ai beaucoup réfléchi au singulier dessein de Dieu envers nous, ses élus, qui veut que ces épreuves ne soient pas toujours agréables, mais toujours utiles à notre salut. Reconnaissant la douceur sous l'amertume, avant de m'éloigner davantage de toi, je me suis proposé, dans ce lieu où j'ai pu trouver un abri pour quelques jours, de t'écrire sur ces choses pour te faire plaisir, ou au moins pour adoucir ton affliction et la mienne ; je t'envoie une copie ; l'autre, je la prends avec moi en guise de compagnon22.

Peu après, sa femme et ses deux enfants meurent de la peste sans que le père ait jamais pu voir le dernier né. Ainsi, dans le désastre provoqué par le début de la Guerre de Trente Ans, Comenius perd son Église, sa patrie, sa famille et tous les immenses travaux théologiques, linguistiques et encyclopédiques dans lesquels il s'était engagé avec ardeur. En l661, invoquant les détresses extrêmes qui l'avaient conduit à composer pour lui-même et pour ses frères le petit traité Des affligés, il écrit :

 

En 1623, comme s'épaississait sans cesse la nuit des misères et que nul espoir ne me restait dans l'aide ou dans les conseils des hommes, torturé par des angoisses et des tentations inexprimables, au milieu d'une nuit plus ardente que d'habitude, je criai vers Dieu. Bondissant hors de mon lit, je saisis la Bible et suppliai le Seigneur, s'il n'y avait plus de consolation humaine, de ne pas, au moins, abandonner mon âme. Tout d'abord, je tombai sur Isaïe et, sentant que ma tristesse se dissipait à cette lecture, je saisis ma plume et me mis à décrire mes souffrances passées, les remèdes divins qui m'en avaient délivré, et l'apparition des divines clartés qui avaient chassé les brumes (soit pour mon propre usage, dans le cas où se renouvelleraient ces tourments, soit pour servir de consolation aux autres). Je parcourus les autres prophètes et tous les autres chapitres du divin Livre – aucun aliment ne fut jamais plus doux que ces consolations divines – si abondants en sujets capables d'apaiser mon esprit en Dieu ; je les étudiai, et me mis à les exposer en formes de dialogues. En premier lieu, l'Âme affligée s'adresse à la raison, essayant de se relever de l'abattement. Ensuite vient la Foi, qui montre les adoucissements qu'offrent les Écritures, mais ne réussit pas mieux. Enfin, arrive le Christ, qui nous fait connaître les mystères de la Croix et fait voir combien il est salutaire pour l'homme d'être humilié, accablé, anéanti par les afflictions, en présence de Dieu. C'est ainsi que mon âme retrouva la consolation et la joie23.

C'est aussi, semble-t-il, à l'époque de son ministère à Fulneck que Comenius commença à s'intéresser aux recherches ésotériques de Jean Valentin Andreae, le fondateur de la Rose-Croix. Son intérêt pour le mysticisme gnostique et panthéiste de cette secte jouera un rôle important dans le développement de sa passion pour une connaissance immédiate, totale et absolue, véritable gnose pseudo-divine, et de ce qui en découla tout naturellement, son messianisme pédagogique au caractère si nettement utopique.

Nous ne nous attarderons pas à la vie ultérieure de Comenius, sauf pour dire qu'elle fut une suite d'épreuves et de déracinements. Au cours de l'été 1624, Comenius se remarie avec la fille du pasteur Cyrille, Dorothée. Comenius se tourne alors vers des visionnaires, comme un certain Christophe Kotter, tanneur de métier qui, dès 1624, émet des prophéties annonçant la prochaine défaite des puissances catholiques et le rétablissement de la foi biblique en Moravie. En effet, toute sa vie Comenius fut comme fasciné par les plus absurdes révélations, pour autant qu'elles puissent alimenter son espoir toujours renaissant, toujours inassouvi d'un rétablissement prochain de son Église et de sa patrie. Il traduit ces prophéties qui confirment son ardent désir de voir sa patrie libérée, et les fait publier en tchèque et en allemand. Il obtient la confirmation de leur authenticité par d'autres responsables de l'Unité des Frères. Mais ce ne sont là que des lumières trompeuses, toujours démenties par les faits et qui n'annoncent que des événements qui ne se produiront jamais. Mais peu importent les faits ; il faut y croire, car ces illusions confirment une espérance utopique qui permet de vivre l'exil en préparant l'avenir. En couvrant ces fabulations trompeuses de son autorité, Comenius donna un dangereux crédit à ces illusions, car plusieurs chefs du parti protestant y crurent dur comme fer, et y conformèrent leur action. Cette crédulité conduisit à plusieurs reprises le parti protestant aux échecs les plus cuisants et à des désastres militaires et politiques irréparables. Ce n'est pas en adhérant à de telles erreurs que l'on attire les bénédictions divines !

Nous voyons, donc dès cette époque, une influence occulte, à la fois anti-biblique et irrationnelle, dominer la pensée de Comenius. Cet irrationalisme l'accompagnera à tout instant et on en trouvera la marque dans tous ses écrits philosophiques et pédagogiques. On voit s'installer chez lui une dichotomie permanente entre une pensée biblique, d'une part, et une pensée profane, d'autre part, utopique et messianique en contradiction complète avec les données tant de la Bible que du sens commun. Comme l'écrit Marcelle Denis,

 

La foi que Comenius attache à ces révélations est immense. Si elles l'encouragent au début, elles l'orientent sur la voie d'un mysticisme qui aveuglera son jugement au point de lui faire perdre toute crédibilité auprès des rationalistes, notamment des Français comme Descartes et le Père Minime Mersenne24.

Cette passion pour les révélations extra-bibliques poursuivra Comenius durant toute sa vie. En 1628, l'année où il décide finalement de s'établir à Leszno en Pologne avec un reste de l'Unité des Frères, il se fera accompagner par une jeune hallucinée de seize ans, Christine Poniatowska, qui, elle aussi, prophétise le retour dans la patrie et la défaite de l'ennemi catholique. C'est elle qui lui indique par prophétie le lieu de leur refuge. Voici comme Anna Heyberger décrit l'emprise de cette prophétesse sur Comenius :

 

C'est ainsi que Christine Poniatowska, devenue orpheline, est recueillie par les Comenius comme leur propre fille. Bientôt de véritables assemblées se tiennent autour d'elle, aux moments (généralement elle les prévoit) où se produisent ses visions. (…) Quant à Comenius, rien ne peut ébranler sa foi en la mission divine de cette vierge, car il connaît la sincérité de ses sentiments religieux et patriotiques. (…) Quelles sources d'encouragement pour les exilés qui ne se lassent pas de relire ces prophéties ! La tension excessive résultant de cette perpétuelle extase a cependant raison de Christine ; le 27 janvier 1629, elle est victime d'une crise de catalepsie qui fait croire à sa mort. Elle se rétablit, néanmoins, tout aussi subitement, et dans plusieurs églises on célèbre sa guérison miraculeuse. Comme un pasteur hasarde quelques objections, Comenius publie son traité De veris ac falsis prophetis, pour convaincre ceux qui peuvent encore douter de la véracité de ces visions. (…) Les phénomènes surnaturels semblent, du reste, à cette époque, avoir rencontré parmi les intellectuels des prosélytes facilement crédules25.

Nous retrouvons la même passion de Comenius pour les révélations extra-bibliques lors de son séjour de 1651 en Hongrie où il s'était rendu, invité par la famille royale des Rakoczi pour y fonder des écoles. Anna Heyberger écrit à ce sujet les lignes suivantes :

 

Comme nous l'avons vu, Comenius a subitement triomphé de l'accablement et de la tristesse causés par les suites funestes du pacte de Westphalie ; à Sarospatak, il a poursuivi à nouveau la réalisation de son oeuvre didactique avec une énergie, une souplesse et un entrain vraiment surprenants. (...) De même que, jadis, les prophéties de Kotter et de Christine Poniatowska avaient stimulé le génie créateur de Comenius, de même, alors, les prophéties de Nicolas Drabicius lui ont restitué toute sa force morale et intellectuelle. (…) Au cours de son premier voyage en Hongrie, il eut l'occasion de voir Drabik et de s'entretenir avec lui : il garda de cette entrevue une impression ineffaçable. Ces visions, dont le récit le troublait profondément, ne faisaient guère, en réalité, que traduire les vagues espérances qu'il gardait en la résurrection de la patrie ; il tâcha pourtant de les soumettre à un examen impartial, en suppliant Dieu d'éclairer son jugement. Sa raison résistait encore, mais sa volonté était déjà gagnée à la cause des révélations. Comenius sortit enfin de cette crise, animé d'une pleine confiance en ces "messages de Dieu" et en la justice divine qui, après tant de revers, devait libérer sa patrie par l'anéantissement de la puissance autrichienne. C'était Drabik qui avait pressé Comenius d'accepter l'offre du prince Sigismond, parce qu'il voyait dans la famille des Rakoczi l'instrument de Dieu. Le père, Georges Ier, de son vivant, n'a pas voulu écouter les voix divines. D'après Drabik, ce devait donc être son fils Sigismond, qui était destiné à exécuter le plan divin. Après la mort de celui-ci, c'était, disait le prophète, Georges, prince de Transylvanie. Toutes les fois que faibliront l'espoir ou les convictions de Comenius, Nicolas Drabik affirmera, sous la foi du serment, que ses visions ont bien été inspirées par Dieu. Comenius avait personnellement de l'affection pour Drabik, et, quoiqu'il connût toutes ses faiblesses, il se consolait en se disant que Dieu pouvait choisir même un indigne pour exécuter sa sainte volonté. (…) Toujours est-il qu'à son retour de Sarospatak, "le troisième dimanche après la Trinité", Comenius va rendre visite à Drabik, pour entendre ses plus récentes prophéties et le consulter au sujet de la conduite à tenir26.

Plus loin, Anna Heyberger écrit :

 

Durant toute cette période (1656-1657), Drabicius ne cesse d'engager Comenius à publier ses révélations, tantôt en le suppliant, tantôt en le menaçant du courroux de Dieu. Lorsqu'après la mort de Ferdinand III, la libération de la patrie paraît proche, Comenius assemble le 7 juillet plusieurs pasteurs de ses amis chez le pasteur Rulicius ; ils adressent des prières ferventes à Dieu, et décident ensuite de publier en latin les révélations de Kotter, de Poniatowska et de Drabicius, sous le titre de Lux in tenebris, mais de ne les envoyer qu'aux hauts personnages qu'elles concernent. C'est en vain que Figulus s'efforce de détourner son beau-père de ce projet. (…) Les opinions sont diverses. Les lettres que Hartlib reçoit nous révèlent l'état d'esprit qui régnait alors en Angleterre et ailleurs : "Les desseins de Dieu pour l'avenir se dévoilent dans les révélations de Drabicius", écrit le pasteur Beale, "et il n'est pas possible que ce soient là des rêves ordinaires." Les jansénistes français s'intéressent également à la Lux in tenebris et en achètent de nombreux exemplaires. (…) Un huguenot français écrit que c'est là une "doctrine très dangereuse en ses suites, aisée à retomber sur nous et fort peu concordante au fond avec la douceur et l'esprit de l'Évangile". (…) Pour prouver l'authenticité des révélations, Comenius publie encore, la même année, sa volumineuse Historia revelationum. Ce livre est un document d'un intérêt capital : Comenius, comme toujours, plein de scrupules, fait l'historique complet des événements qui, pendant trente ans, ont touché de près ou de loin aux prophéties27.

Elle ajoute plus loin :

 

Drabicius continue à pourvoir Comenius de prophéties et d'instructions, et son influence sur celui-ci devient de plus en plus grande. Comenius prépare une nouvelle édition de prophéties, magnifiquement illustrée ; il modifie le titre de l'ouvrage, qui devient Lux e tenebris. Cette publication a un but nettement politique. En 1665, Comenius abandonne l'anonymat et n'hésite plus à la signer de son nom. Il fait suivre l'introduction de lettres ouvertes. En premier lieu, il s'adresse à l'empereur Léopold et l'exhorte à faire pénitence, pour son bien et pour celui des siens ; ensuite, il rappelle au pontife romain, Alexandre VII, et à ceux qui l'entourent, leur premier devoir, qui est de suivre en tout l'exemple des apôtres ; enfin, il adjure les princes de veiller au bien-être de leurs sujets. mais c'est au roi très chrétien, Louis XIV, qu'il assigne la tâche principale : il le supplie de convoquer en concile les représentants de toute la chrétienté, afin d'aplanir les différends religieux et politiques qui divisent l'Europe entière, et de faire régner à nouveau la paix dans le monde. (…)

Comenius, qui n'a vu aucun de ses voeux exaucé, passe le crépuscule de sa vie en rêves mystiques. Il entre en relations amicales avec Labadie et avec la prophétesse Antoinette Bourignon ; dans leur amitié et dans la correspondance qu'il entretient avec eux, il trouve un réconfort pour sa vieillesse et un soulagement pour sa maladie28.

C'est à partir de 1630 environ que Comenius se dirige de plus en plus vers des travaux pédagogiques, ainsi que vers la composition de sa Pansophie, un système de pensée qui se veut absolument exhaustif, traitant de tous les sujets, une véritable encyclopédie universelle qu'il conçoit comme moyen de salut par l'illumination de l'intelligence des hommes. Ici encore, il ne lui est pas possible de se défaire de l'influence occulte. Citons encore la biographie de Anna Heyberger :

 

L'auteur dont il subit le plus profondément l'influence est Johannes Valentinus Andreae (le fondateur de la Rose-Croix), dont il ne cesse de parler avec une touchante reconnaissance, car Andreae "a réussi à éclairer toutes les erreurs de la vie humaine". Comenius le prie de le compter parmi ses admirateurs, disciples et fils, et Andreae à son tour l'encourage dans ses recherches pédagogiques29.

Ce qui est surprenant, c'est à quel point Comenius manifestait ses convictions rosicruciennes ouvertement, sans que cela affecte le moins du monde sa réputation d'orthodoxie dans les milieux chrétiens. Ainsi son ouvrage sur la physique chrétienne, l'Abrégé de physique, fut publié à Londres en 1651, sous le règne des Puritains, avec le titre suivant :

 

La lumière divine d'un Rose-croix ou Abrégé de physique, par J. A. Comenius. Où il est question du monde en général, et des créatures particulières qu'il contient, sur la base des principes de la Sainte Écriture30.

Le titre de l'édition originale de 1632 était le suivant :

 

L' Abrégé (ou le plan) de la Physique de J. A. Comenius réformé à la lumière de Dieu.

Prévot commente cette tentative digne d'un créationniste anti-copernicien et anti-galiléen ainsi :

 

Il s'agit donc bien d'une tentative pour ramener la science physique à l'orthodoxie chrétienne, pour concilier la physique et la Bible31.

De tels faits ne témoignent que trop clairement de la confusion qui régnait dans les milieux chrétiens au XVIIe siècle – même chez les docteurs puritains de la vieille et de la nouvelle Angleterre – entre spiritualité chrétienne et spiritualité ésotérique.

Le succès des innombrables publications utopiques de Comenius, tant pansophiques (c'est-à-dire gnostiques) que pédagogiques est immense. On réclame partout leur auteur. Même le cardinal de Richelieu lui adressa une invitation pressante à se rendre en France pour y établir un Collège Pansophique. Il visite la Suède, travaille en Hongrie, s'établit quelque temps en Angleterre, au début de la Révolution puritaine (en 1641), où il exerça une influence marquante sur les milieux scientifiques. Il y influença les travaux visant à la constitution d'une Académie des Sciences, travaux qui aboutirent à la fondation de la Royal Society. John Winthrop l'invita même à se rendre Outre-Atlantique dans la colonie puritaine du Massachusetts, pour y diriger le célèbre Collège de Harvard.

La paix de Westphalie de l'automne 1648, qui met fin à la guerre de Trente Ans, livre définitivement les terres tchèques aux mains des Habsbourg et ferme tout espoir humain à un retour des membres de l'Unité des Frères dans leur patrie. De retour de Suède, Comenius a le chagrin de perdre sa seconde épouse. Il se remarie une troisième fois. En 1650, à l'âge de 58 ans, Comenius est nommé au poste de Praeses, d'évêque de l'Unité des Frères, ce qui alourdira encore ses responsabilités envers son Église dispersée à travers toute l'Europe. En avril 1656, le refuge polonais des frères, Leszno, tombe lui aussi entre les mains des catholiques polonais. La ville est pillée et incendiée, ceux qui n'ont pu s'enfuir sont massacrés. Comenius perd une fois de plus ses manuscrits, sa bibliothèque, toute l'oeuvre d'une vingtaine d'années. Il doit reprendre à nouveau le chemin de l'exil. Les Pays-Bas lui offrent un asile, et il s'établit enfin, en 1656, dans la ville d'Amsterdam qui lui offre une pension de 800 florins. Là, le Sénat s'engage à publier l'ensemble de ses oeuvres didactiques. C'est dans cette ville opulente et si accueillante envers tant de réfugiés qu'il finira ses jours (il mourra le 15 novembre 1670 à l'âge de 78 ans), travaillant toujours au développement de son oeuvre pansophique, oeuvre d'un rationalisme gnostique et dialectique qui conduisit le monde protestant du XVIIe siècle à accueillir sans obstacle l'esprit utopique, anti-chrétien, anti-rationnel et anti-réaliste, du rationalisme humaniste des Lumières.

 

Première partie

La vision pédagogique de Comenius

Nous allons maintenant nous engager dans une bref survol de la vision pédagogique développée avec une telle persévérance et tant de cohérence par Jean Amos Comenius. Pour ce faire, nous nous baserons essentiellement sur un certain nombre de citations de Comenius auxquelles nous adjoindrons quelques commentaires. L'actualité de sa pensée, et surtout la manière extraordinaire dont elle s'est incrustée dans tout l'effort pédagogique moderne, deviendra ainsi, nous l'espérons (et nous utilisons ici la manière de s'exprimer de Comenius lui-même), lumineuse, parfaitement évidente, et cela, évidemment, sans effort aucun de la part du lecteur !

Commençons par le but, selon Comenius, que devrait poursuivre toute vraie éducation. Dans l'Avertissement aux lecteurs, par lequel s'ouvre sa Grande Didactique, Comenius écrit :

 

Mais j'ose promettre, moi, une grande didactique, c'est-à-dire un art universel qui permet d'enseigner tout à tous avec un résultat infaillible ; d'enseigner vite, sans lassitude ni ennui chez les élèves et chez les maîtres, mais au contraire dans le plus vif plaisir ; de donner un enseignement solide, surtout pas superficiel ou formel, en amenant les élèves à la vraie science, à des moeurs aimables et à la piété de coeur. Enfin, je démontre tout cela a priori, c'est-à-dire en le tirant de la nature immuable des choses ; comme d'une source vive coulent sans cesse des ruisseaux qui s'unissent finalement en un seul fleuve, j'établis une technique universelle qui permet de fonder des écoles universelles32.

Voici un programme pédagogique bien modeste ! Enseigner toutes choses à tous les enfants, passe encore. Mais avec la garantie d'un succès infaillible ; plus encore, enseigner tout, à tous, infailliblement et rapidement, sans effort et sans peine. Autant dire apprendre en dormant, avec en plus la garantie de rêves agréables. Et un tel enseignement infaillible, procurant aux élèves et aux maîtres le plus vif plaisir, aurait pour effet de produire des moeurs aimables et même une vraie piété. Voici de quoi faire pâlir de jalousie les partisans de cette pédagogie formative de la personnalité de l'élève, qui aujourd'hui connaît une telle vogue aux États-Unis, et qu'on commence à introduire dans le canton de Vaud avec la nouvelle loi scolaire, École vaudoise en mutation (EVM 96)33. Finalement, tout cela coule de source, provient d'une étude attentive (et aisée) de la réalité scolaire dont on extrait ainsi, presque automatiquement, des recettes parfaites et infaillibles. Mais il y a bien plus encore. Dans la Didactique tchèque nous lisons :

 

J'appellerai école parfaite celle qui sera vera hominum officina, celle où la lumière de la sagesse éclairera l'esprit des élèves, et lui fera saisir promptement toutes choses manifestes et cachées, où les âmes et leurs émotions seront amenées à une harmonie universelle et les coeurs remplis et pénétrés de l'amour divin, afin que tous ceux qui auront été confiés aux écoles chrétiennes, pour y être imprégnés de sagesse, apprennent à vivre une vie céleste sur cette terre34.

Ainsi est attribuée à l'école une vocation messianique universelle, le salut du monde entier par voie pédagogique. C'est bien le but recherché par l'éducation américaine si bien analysée par Rousas J. Rushdoony dans son étude Le caractère messianique de l'éducation américaine35. Il y aussi dans cette vision d'une pédagogie infaillible et automatique, une conception mécanique du processus éducatif, comme si l'élève recevait l'éducation comme un vase reçoit l'eau qu'on y verse. Ici, dans un langage d'apparence chrétienne, Comenius nous présente un projet pédagogique utopique parfaitement mécanique qui ressemble fort à celui de nos psycho-pédagogues romands, petits imitateurs vaudois des Skinner et autres thaumaturges américains de l'école formative de la personnalité des enfants. L'utopie pseudo-chrétienne prônée par Comenius au XVIIe siècle est devenue, par une espèce de mutation laïcisante, le conditionnement mécanique de la psycho-pédagogie tant à la mode en ce XXe siècle finissant. Et je n'exagère en rien. Écoutez seulement comment Comenius définit lui-même l'essence pédagogique du message chrétien :

 

Ce que nous apprennent d'abord et avant tout les divines Écritures, c'est qu'il n'y a sous les cieux nulle autre voie pour réformer la corruption des hommes qu'une bonne éducation de la jeunesse36.

C'est le salut par les seules oeuvres de l'homme. Nous avons ici à faire à un hyper-pélagianisme. Voyons seulement comment Comenius parle du salut :

 

Les Écritures prescrivent les règles à observer (pour obtenir des conversions) et en donnent des exemples. Cette technique divine peut être réduite à des normes pansophiques. Si l'on utilise des méthodes efficaces, Dieu fera le reste. Les futurs convertis doivent, bien sûr, être préparés et prêts à la conversion, convertis et affermis dans leur conversion. La technique pour convertir et transformer l'homme est la même que celle pour transformer les corps. Elle utilise la décomposition de l'ensemble en ses éléments ; elle fait l'anatomie du péché pour mieux le détruire. On sème une nouvelle graine qui par sa force agit sur la matière décomposée : elle croît lentement jusqu'à la maturité. De grands pécheurs peuvent être convertis si on les persuade qu'ils encourent des peines sévères s'ils persévèrent, et que Dieu est plein de miséricorde si on se convertit. (…)

Pour convertir les incroyants il faut combiner deux techniques : l'art d'enseigner, ou didactique, et l'art de persuader (péistique). Avant tout, conciliez-vous les incroyants par une attitude bienveillante37.

Par contraste, citons ces remarques d'Alain Besançon, spécialiste de la pensée utopique, sur les pièges du "dialogue" :

 

Le "dialogue" est ce qu'il y a de plus destructeur. Je ne parle pas du dialogue dans lequel on recherche la vérité, mais de celui qui consiste à s'aplatir devant la parole d'autrui sans lui opposer quelque chose de solide parce qu'on a peur d'avoir des ennemis.

La terreur d'avoir des ennemis, croire qu'il est mal en soi d'en avoir est une habitude extrêmement dangereuse par sa lâcheté, et, surtout, parce qu'elle nous introduit dans un monde qui n'est pas le monde réel. Quand le Christ nous demande d'aimer nos ennemis, cela signifie d'abord qu'on a des ennemis. Si on nie d'avance qu'on a des ennemis, on se fera écraser sans même oser les nommer.

Sur la conduite à tenir à l'égard de l'ennemi, là encore, il y a une théologie classique, qui nous dit qu'on ne peut pas aimer l'ennemi en tant qu'ennemi, mais en tant qu'il partage avec nous une nature humaine créée par Dieu38.

Nous voyons ainsi chez Comenius un refus du péché originel, du serf arbitre luthérien et de toute prédestination au salut. Il écrit, en citant Érasme,

 

L'Écriture sainte vaut de même façon pour tous. (…) Elle ne rejette nul âge, nul sexe, nulle fortune, nulle condition. Le soleil n'est pas aussi visible et commun à tous que la doctrine du Christ. Elle n'écarte absolument personne, si ce n'est celui qui s'écarte lui-même, cherchant son propre mal39.

Jolibert montre fort bien les implications théologiques de cette position d'un pélagianisme extrême :

 

Pour Comenius, si les animaux "et autres bêtes brutes" font automatiquement ce qu'ils font et rien d'autre, les hommes peuvent décider pour tout et dans tous les cas "ad omnia universaliter". Ce pouvoir de décision est ce qui fait la dignité de l'homme. Dieu lui-même ne saurait le contraindre et il peut choisir contre Dieu. Dans la réalité, Dieu n'impose rien, il appelle (vocat), il invite (invitat), il convie mais ne force pas (non trahit). L'homme reste donc libre de répondre ou non, dans sa finitude, à l'invitation morale qui subsiste en germe en lui. La grâce n'est efficace que si l'homme en accepte l'invitation et la providence n'agit que sur une acceptation préalable40.

L'éducation devient ainsi une tâche d'importance éternelle car, comme l'écrit Bernard Jolibert dans son excellente introduction à la Grande Didactique de Comenius :

 

Tous les hommes doivent être éduqués et instruits en toute chose parce que leur

destination, avant même l'au-delà pour lequel la grâce suffirait, est de participer à la création d'un royaume de Dieu sur la terre41.

La facilité des conversions (par persuasion humaine !) rend possible l'espérance d'une manifestation imminente du règne de Dieu. Ainsi, à ce messianisme pédagogique chrétien s'ajoute un millénarisme tout aussi utopique. L'éducation chrétienne généralisée à tous les enfants amènera infailliblement l'avènement du millénium, du règne parfait du Christ, qui manifestera alors sa présence sur la terre de manière personnelle. C'est, chez Comenius, une forme de postmillénarisme optimiste. D'autres reportent le royaume parfait du Christ sur la terre à une période postérieure au retour du Christ, après une période de défaite totale du Christianisme. C'est le prémillénarisme pessimiste. L'enseignement biblique sur le Royaume de Dieu n'a guère de ressemblance ni avec l'un, ni avec l'autre. Ainsi Comenius, dans son optimisme rationnel, se propose

 

(…) de rechercher et de trouver une méthode d'instruction qui permettra aux maîtres d'enseigner moins, et aux élèves d'apprendre davantage ; grâce à elle, il y aura dans les écoles moins de vacarme, d'ennui et de labeur inutile, et plus de loisir, de joie et de profit durable ; par suite, l'État chrétien présentera moins d'obscurité, de confusion, de désordre, et plus de lumière, de paix et de tranquillité42.

Anna Heyberger résume ainsi les vues de Comenius sur le rôle du maître :

 

Serein et affectueux, il traitera ses élèves avec une douceur et une indulgence paternelles, avec fermeté, mais sans sévérité, et il aura pour chacun une parole bienveillante d'encouragement. Par l'attrait de sa personnalité, il gagnera la confiance et l'estime des élèves ; ainsi pourra se réaliser la communion spirituelle du maître et de l'élève. "Transformer l'école en un lieu de joie et de bonheur", c'est le but vers lequel tend toute ma méthode, répète Comenius à chaque instant.(…) Il faut y établir (à l'école) une collaboration intime du maître et des élèves, soutenus par les parents. La moindre résistance, ne serait-ce que l'abstention de la part des parents ou des enfants, mettrait en péril le succès final de l'oeuvre entreprise par l'école43.

Pour une oeuvre infaillible, quelle fragilité ! Comenius a manifestement une notion angélique des enfants, car il les considère bien plus aptes que leurs parents à entrer dans le Royaume de Dieu. Il ne croit manifestement pas au péché originel. Il est en conséquence opposé à toute forme de pédagogie répressive. C'est ainsi qu'il décrit avec dédain l'enseignement traditionnel donné à Sarospatak, enseignement qu'il avait été appelé à transformer selon son modèle utopique :

 

Personne ici ne veut comprendre mes intentions ; la sévérité des maîtres tend à rendre serviles les élèves, même les jeunes nobles. Les précepteurs fondent leur autorité sur leur mine sombre, et leurs paroles dures, même sur des coups de verge, et préfèrent être craints plutôt qu'aimés. Que de fois, mais en vain, ai-je indiqué en public et dans le privé, que ce n'est pas une manière judicieuse d'agir44.

Certes Comenius a raison de s'opposer à une réalité inacceptable bibliquement, la sévérité brutale et stupide de trop de maîtres (Éph. 6 : 4). Mais dans quel but ? Celui de restaurer une vraie discipline biblique ou celui de promouvoir son idéologie pédagogique utopique ?

Sur le plan pratique, nous pouvons brièvement énumérer les innovations apportées par la méthode coménienne d'éducation. Mais avant de faire cet inventaire des divers aspects de l'éducation utopique préconisée par Comenius, il est utile de rappeler, par une brève citation d'un évêque catholique, quel est le caractère d'une véritable éducation chrétienne :

 

Pas d'éducation sans autorité. L'enfant doit être libre, on ne saurait trop le dire ; mais, de lui-même, il est moins libre que prisonnier de son égoïsme. Il a besoin de se libérer, en réprimant ses inclinations mauvaises. L'autorité de l'éducateur est le secours qu'il faut à l'enfant pour devenir ce qu'il doit être. Et cette autorité ne sera jamais efficace qu'en gardant son caractère véritable d'autorité. (…)

Dans un certain nombre de passages, la Sainte Écriture conseille aux parents d'être fermes avec leurs enfants et, du contexte, il résulte que l'auteur inspiré vise surtout les premières années. Celui qui aime ses fils les corrige de bonne heure ; il courbe leur tête dès leur enfance, de peur que plus tard ils n'obéissent plus. C'est au début, quand l'enfant subit encore facilement les impressions, que l'autorité doit être intransigeante. Il faut retenir les mouvements impulsifs de la nature enfantine, et surtout réprimer sans pitié les habitudes malsaines. Or, ce résultat ne peut être obtenu que par le secours d'une volonté extérieure à celle de l'enfant, mais d'une volonté forte, dont l'enfant saura tout de suite qu'il ne peut jamais la faire fléchir45.

Ajoutons ces propos perspicaces d'un auteur protestant :

 

L'éducation du moindre effort est un trompe-l'oeil ; elle est une paresse chez le maître aussi bien que chez l'enfant et ne prépare que des inutiles et des victimes46.

Écoutons maintenant les recettes pédagogiques que nous propose Comenius :

— Le puérocentrisme. Comenius s'adresse aux enfants :

 

Comprenez au moins votre merveilleux privilège, chers enfants ! Car c'est à vous que revient la gloire, l'honneur de la justice dans la patrie céleste. Le Christ est à vous, à vous aussi la sanctification de son esprit, à vous la grâce de Dieu, à vous la possession des siècles futurs, à vous toutes ces choses, à vous particulièrement et infailliblement, et dirigées vers vous seuls ! La conversion n'a été réalisée en personne comme en vous. Nous, hommes d'âge mûr, persuadés que seuls nous étions des êtres raisonnables, nous vous avons traités comme de petits singes ; nous pensions avoir seuls le privilège du savoir et de l'action, et vous étiez, pour nous, des insensés privés de l'usage de la parole. Désormais, c'est à votre école que nous serons envoyés ! C'est vous qui serez nos maîtres. Vos actions nous serviront d'exemple et de modèle47.

— La socialisation des enfants et la formation de leur caractère par l'école. Marcelle Denis rend bien compte de cet aspect de la pédagogie coménienne si proche des préoccupations modernes :

 

Le pédagogue aborde le problème de la communication sans laquelle toute relation serait obturée. C'est reconnaître que notre auteur, en abordant ce problème, s'éloigne magistralement de la pédagogie traditionnelle. Bien qu'il reconnaisse l'intérêt bénéfique de l'acquisition du savoir théorique et technique, Comenius insiste à maintes reprises sur le besoin et la nécessité de la communication, de l'établissement de contacts humains. L'un des buts de l'éducation, c'est de tisser des liens solides entre les hommes. (…) Dans la pédagogie de la communication, l'affectivité occupe un rôle prépondérant. Komensky l'a fort bien vu.

Une autre nouveauté encore dans la pédagogie coménienne, c'est de lui donner une fonction éducative dans la formation du caractère, en tenant compte pour cela, comme pour toutes ces autres fonctions, de ce qui est spécifique à chaque enfant48.

— Le tronc commun. Sur cette question, Comenius écrit :

 

Je précise maintenant que la jeunesse des deux sexes doit être confiée d'abord à l'école nationale ; certains (…) préconisent d'y envoyer uniquement les garçons et les filles qui exerceront ensuite des professions manuelles. Pour eux, il faudrait envoyer directement à l'école latine (ou gymnase) les jeunes qui aspirent à la culture intellectuelle plus poussée, conformément au désir de leurs parents. Quant à moi ma méthode d'enseignement m'oblige à penser différemment49.

Anna Heyberger résume la position de Comenius :

 

Dans le programme de Comenius, chaque étape du savoir embrassera un ensemble complet de connaissances, qui sera le point de départ d'une nouvelle étude plus élevée, plus profonde et plus étendue. Cette progression, en cercles concentriques, suppose donc que la formation intellectuelle a commencé par l'enseignement des principes élémentaires, indispensables à l'acquisition d'universelles connaissances50.

— L'égalité scolaire. Anna Heyberger encore :

 

Tous les enfants, ceux des riches, des nobles et des puissants comme ceux des pauvres, ceux des villes comme ceux des moindres hameaux, doivent jouir du même privilège : recevoir l'instruction scolaire. (…) Le devoir s'impose également d'instruire les enfants qui sont moins doués. (…) Mais qu'arrivera-t-il, si tous sans distinction, artisans et paysans, reçoivent ainsi la même éducation ? Si cette instruction est convenablement donnée, (…) tous posséderont la faculté de concevoir, de choisir, de poursuivre ce qui est bon et utile. Tous sauront adapter leurs désirs aux intérêts de leur vie et en déterminer les limites raisonnables. Il faut instruire aussi bien les futurs chefs de la société humaine que ceux qui en seront les soutiens les plus humbles. De leur propre gré, et par amour de l'ordre, ceux-ci s'imposeront d'obéir et de travailler avec bonne volonté. (…) Ce qui a introduit dans les affaires du monde tant d'inquiétude et de violence, c'est l'inégalité de l'éducation51.

— Égalité des sexes en éducation, identité de l'instruction donnée aux garçons et aux filles. Dans sa Grande Didactique, Comenius écrit :

 

On ne peut donner aucune raison pour exclure le sexe faible (j'attire particulièrement votre attention sur ce point) du soin des études en langue latine et en langue nationale car elles sont aussi à l'image de Dieu et ont part également à sa grâce et au royaume éternel. En vérité, elles sont douées d'une intelligence vive et d'une capacité de connaissances égales ou même supérieures aux nôtres. Dieu les appelle comme nous aux plus hautes destinées : régner sur les peuples, conseiller les rois ou les princes, exercer la médecine ou d'autres métiers utiles à l'humanité, remplir la fonction de prophète et critiquer les prêtres et les évêques. Pourquoi voudrions-nous n'enseigner aux femmes que l'a b c pour les éloigner ensuite des livres ? 52

— Éducation démocratique. Jean Piaget, dans son article L'actualité de Comenius, écrit :

 

En opposition radicale avec l'éducation des jésuites qui, en ce temps, ne visaient qu'aux sommets de l'échelle sociale, Comenius défendait son projet universaliste et ses conséquences radicalement démocratiques avec ses conceptions d'un système scolaire unique et de l'obligation des classes supérieures de promouvoir l'éducation de toute la jeunesse du peuple53.

— Refus de toute autorité extérieure à l'élève et au-dessus de lui. Anna Heyberger résume ainsi la position de Comenius :

 

Comenius veut amener ses disciples à ne rien demander sans réfléchir, à ne rien croire sans penser, à ne rien faire sans juger, mais à faire seulement ce qu'on sait être bon, vrai, utile. "Que personne n'épuise ses désirs, ses sens, ses forces, ne cède aux désirs d'autrui, ne soumette ses sentiments à ceux d'autrui, ne se laisse contraindre du dehors. Que tous comprennent le moyen d'être heureux qu'ils possèdent en eux-mêmes."54.

— Méthodes actives. Comenius défend ici les méthodes actives développées par Claparède et Ferrière ainsi que par Freinet :

 

Par nature, l'homme aime à pratiquer les choses. Voué à exercer son pouvoir sur le monde, il croit accomplir son destin s'il s'exerce à former, transformer ou construire. C'est pourquoi lui interdire le mouvement et l'action serait aussi pénible que de le jeter dans les fers. Dès la plus tendre enfance, cette tendance naturelle se fait jour, et avec d'autant plus de force que l'enfant est d'intelligence vive. Cela explique toutes les difficultés qu'éprouvent les enfants à assister en simples spectateurs à ce que d'autres font devant eux ; ils veulent se manifester. Ils n'ont aucun plaisir à écouter passivement les autres ; ils aiment interrompre et se faire entendre. (…) Ainsi notre méthode d'enseignement donne-t-elle aux élèves toute latitude d'agir55.

— Précurseur de l'idée génétique en psychologie du développement de l'enfant. Voici ce qu'écrit Jean Piaget dans son essai déjà cité :

 

Il est incontestable que l'on peut considérer Comenius comme l'un des précurseurs de l'idée génétique, en psychologie du développement, et comme le fondateur d'une didactique progressive différenciée en fonction des paliers de ce développement. Et par une intuition extrêmement remarquable, il comprend que les mêmes contenus de connaissance sont nécessaires aux différents niveaux, parce qu'ils correspondent à des besoins permanents, et que l'opposition entre ces différents niveaux tient avant tout à la manière dont les contenus sont restructurés et réélaborés56.

— L'opposition à une mémorisation de choses non comprises. L'opposition à toute contrainte extérieure conduit Comenius à s'attaquer à la mémorisation :

 

C'est faire violence à l'intelligence que de contraindre l'élève à accomplir une tâche au-dessus de son âge et de ses forces, de lui ordonner d'apprendre par coeur des choses insuffisamment expliquées ou formulées, ou bien de faire un exercice présenté trop brièvement57.

— L'éducation anti-intellectuelle. Son engouement pour les méthodes actives le conduisit à une position foncièrement anti-intellectuelle en éducation :

 

Les artisans ne retiennent pas leurs apprentis sur des théories, ils les mettent bientôt à l'ouvrage pour qu'ils apprennent à forger en forgeant, à sculpter en sculptant, à peindre en peignant, à sauter en sautant. Que dans les écoles on apprenne donc à écrire en écrivant, à parler en parlant, à chanter en chantant, à raisonner en raisonnant, etc. De telle sorte que les écoles ne soient que des ateliers où l'on besogne avec ardeur. Ainsi, tous éprouvent enfin par une pratique heureuse la vérité de ce proverbe : Fabricando fabricamur. En fabriquant nous nous fabriquons nous-mêmes58.

Une telle attitude pédagogique tend à évacuer le rôle de l'intelligence (ayant un caractère nécessairement abstrait) dans le processus de l'instruction. Tout devient affaire de répétition et d'imitation. L'élève n'apprend plus par des instructions verbales qu'il peut comprendre et ensuite mettre lui-même en application. On le traite comme un animal à dresser et non comme un homme à instruire. Comenius paraît ici comme le précurseur de Wundt, de Pavlov et de Skinner. Cette école est celle du dressage des enfants, c'est-à-dire de leur formation à l'imbécillité59. Dans le texte suivant, on voit encore plus clairement cette exclusion coménienne de l'action de l'intellect en éducation :

 

On apprend à être vertueux en accomplissant des actes de vertu (qui leur apprend quels actes sont vertueux ?). En connaissant on apprend à connaître (pas de transmission de connaissance ?), en agissant on apprend à agir. Puisque les enfants apprennent facilement à marcher en marchant, à parler en parlant (tout seuls ? Quel est alors le rôle de la mère qui leur apprend par autorité extérieure absolue tous les mots qu'ils peuvent connaître ?), à écrire en écrivant (qui fournit le modèle des lettres et corrige les fautes ?), ils apprennent de même l'obéissance en obéissant, l'abstinence en s'abstenant, la vérité en disant la vérité (comment distinguer la vérité de l'erreur ? Comenius avait lui-même de sérieux problèmes dans ce domaine avec ces fameuses fausses prophéties qu'il était incapable de reconnaître comme mensongères !), la fermeté en étant fermes, etc., à condition qu'il y ait quelqu'un qui leur ouvre la voie par la parole et l'exemple. (Ouf ! Comenius croit quand même au rôle du maître !)60.

— L'évaluation formative des élèves. Marcelle Denis exprime fort bien cet aspect de la démarche de Comenius qui rejoint ici les préoccupations pédagogiques les plus actuelles :

 

Le plus important, c'est qu'à partir des dispositions de l'élève, les conduites doivent se déterminer, et non en fonction des actes. Dans ce sens, le système coménien présente une grande originalité : il n'y a pas de recette pédagogique. Ce qui s'impose, c'est la recherche d'une adaptation de tout le système éducatif à la personnalité de l'élève, quels que soient son âge et son niveau. Là encore, il ne s'agit plus d'une pédagogie traditionnelle, rigide et figée, mais d'une pédagogie toute faite de nuances et de mesures en fonction de l'individualité de l'enfant à "élever"61.

— L'éducation des débiles mentaux.

 

Qu'il y ait parmi nous des intelligences obtuses et stupides n'est pas un obstacle ; cela nous oblige au contraire à cultiver davantage tous les esprits. Il n'existe pas d'esprit si disgracié que la culture ne le puisse améliorer progressivement62.

— Les jardins d'enfants.

— Les supports visuels à l'enseignement, précurseurs des illustrations scolaires et des bandes dessinées.

 

Il est probablement le premier à avoir conçu (…) une théorie de l'outil pédagogique, et à avoir prévu un recours systématique à l'audiovisuel. Il accorde, en effet, la plus grande importance non pas tant au discours du maître, qu'à "la voix" du maître comme instrument d'enseignement, à sa qualité d'organe de transmission ; non pas tant à l'apparence physique du maître, qu'à sa situation dans la classe, à l'organisation topologique du groupe-classe. Il parle "d'associer l'oreille et l'oeil, la langue et la main … les idées, les mots et les gestes – de tapisser les murs de la classe de tout ce qui est objet de leçons : théorèmes, règles, images ou emblèmes de la discipline abordée"63.

Il est aisé de comprendre comment, avec un tel programme, Comenius a suscité l'admiration sans bornes de tous ceux qui ont travaillé à l'avènement de ce qu'on est venu à appeler le monde moderne. Constituons un petit florilège de textes provenant des écrits de ses admirateurs.

Leibniz s'écriait en 1671, à peine une année après la mort de Comenius, dans une appréciation prophétique :

 

Il viendra un temps, Komensky, où les honneurs seront rendus à tes oeuvres, à tes espoirs, et même aux objets de tes désirs64.

Par son œuvre, Comenius ouvrit la voie qui conduisait de la chrétienté médiévale et de la Réforme au siècle des Lumières. Au XVIIe siècle, son influence fut immense et durable, mais il fut par la suite longtemps oublié. Il ne retrouva un public appréciatif qu'avec le développement du romantisme allemand et la naissance du nationalisme moderne. C'est placé dans ce courant, que nous trouvons son premier grand admirateur francophone moderne. Au milieu de XIXe siècle, Jules Michelet s'écriait :

 

Nul n'aurait soupçonné que de là sortirait un génie de lumière, un puissant inventeur, Galilée de l'éducation. Ce beau génie, grand, doux, fécond, savant universel, comme plus tard a été Leibniz, était du pays de Mozart, de ces pays toujours écrasés par la guerre ou par la lourde Autriche, les pays demi-slaves. Comeni, c'est son nom, chassé de Moravie par les féroces Espagnols, y perdit la patrie, et y gagna… le monde. J'entends un sens unique d'universalité. D'un coeur immense, il embrassa toute la science et toute nation. Par tout pays, Pologne, Hongrie, Suède, Angleterre, Hollande, il alla enseignant, premièrement la paix, deuxièmement le moyen de la paix, l'Universalité fraternelle65.

Jacques Buisson, protestant libéral français, grand partisan de l'école laïque et franc-maçon fanatique, adversaire acharné du christianisme historique orthodoxe et confessant, qui dans la deuxième partie du XIXe siècle eut de célèbres controverses publiques avec Frédéric Godet, théologien neuchâtelois évangélique, écrivait en 1911 dans le Nouveau Dictionnaire de Pédagogie :

 

La Didactique de Comenius est, sans contredit, l'un des traités les plus remarquables qui aient été écrits sur la science de l'éducation66.

Pour sa part, l'historien américain N. M. Butler donnait cet avis admiratif sur la place de Comenius dans l'histoire de la pédagogie moderne :

 

Comenius inaugure et domine le mouvement moderne tout entier, dans le domaine de l'éducation primaire et secondaire. Son influence sur l'enseignement de notre temps est comparable à celle qui a été exercée par Copernic et Newton sur la science moderne, par Bacon et Descartes sur la philosophie moderne67.

Mais son influence contemporaine immense est certainement liée à celle d'un de ses plus grands admirateurs, Jean Piaget, qui voyait sa propre oeuvre (qui domine toute la pédagogie d'après-guerre) comme le prolongement de celle de son illustre prédécesseur Morave. Dans sa longue préface au volume de textes choisis publié par l'UNESCO en 1957, pour célébrer le trois centième anniversaire de la publication des Opera Didactica Omnia de Comenius, Jean Piaget écrit :

 

Que les penseurs et les philosophes, de Montaigne et Rabelais à Descartes ou à Leibniz, aient exprimé en passant des remarques profondes sur l'éducation, cela va également de soi, mais c'était à titre de corollaires de leurs idées dominantes. Comenius, au contraire, non seulement est le premier à avoir conçu dans toute son ampleur une science de l'éducation, mais, répétons-le, il la place au coeur même d'une "pansophie" qui, dans son esprit, doit constituer un système philosophique d'ensemble68.

C'est le caractère de ce système philosophique que nous voulons maintenant brièvement examiner.

 

Deuxième partie

Les fondements philosophiques de la pensée de Comenius

Nous avons déjà largement pu constater le caractère complexe et ambivalent, nous dirions même carrément contradictoire, de la pensée de Jean Amos Comenius. D'une part, c'était un chrétien de type fondamentaliste, défenseur de l'ancienne cosmologie géocentrique contre les nouvelles sciences de la nature et partisan d'une vision théonomique de la loi divine, valable, selon lui, pour tous les domaines de la réalité sociale et juridique de son temps ; homme de grande piété et d'un dévouement sans borne pour la cause de son Église si durement persécutée, l'Unité des Frères. Et d'autre part, nous voyons en lui un des fondateurs, avec son ami Andreae, du mouvement de la Rose-Croix ; adepte fanatique des illuminations prophétiques les plus invraisemblables, constructeur de systèmes pseudo-rationnels gnostiques ou théosophiques, et propagateur infatigable d'une vision utopique du monde qui le pousse à élaborer une pédagogie réformatrice de toutes choses, puis un plan de réformation et de reconstruction de la société tout entière en vue de la façonner tout à nouveau selon un modèle abstrait, au caractère nettement totalitaire. En étudiant cet aspect de son oeuvre utopique, nous découvrons un précurseur génial qui avait conçu de manière très précise, trois siècles avant leur apparition, toutes les institutions propres à l'universalisme mondialiste dont nous sommes aujourd'hui accablés : Nations Unies, UNESCO, Conseil Oecuménique des Églises, pensée unique appliquée par une véritable police de la pensée, et même un projet d'une langue unique parfaite, construite sur des bases purement rationnelles. Tout cet immense effort se plaçait au service de la christianisation intégrale de la société par voie d'une éducation universelle, totale, parfaite et infaillible en vue de l'établissement de la paix et de la concorde sur cette terre, c'est-à-dire l'instauration du Règne de Dieu ici-bas.

Ces deux tendances qui déchirent la pensée de Comenius auraient normalement dû être contradictoires. Elles ne le furent pas parce que la spiritualité dominante de Comenius n'était pas le christianisme biblique confessant de ses pères hussites, mais cette dialectique ésotérique qu'il avait adoptée en entrant dans la secte théosophique de la Rose-Croix69. Ici il faut reconnaître l'influence sur Comenius du philosophe panthéiste du XVe siècle Nicolas de Cues avec sa notion dialectique de l'unité de toutes choses et de l'identité des contraires70. Pour parler en catégories marxistes (qui ici s'avèrent pour une fois adéquates), la substructure de la pensée de Comenius, celle qui imprima son orientation fondamentale à tous ses travaux, était son adhésion à une gnose rationaliste mystique à la fois utopique, irréaliste (au plan philosophique) et anti-chrétienne. La superstructure de sa pensée (sans incidence réelle sur l'ensemble de son oeuvre et de sa réflexion durable) était la tradition biblique et réformée du christianisme de tradition hussite dans lequel il était né. Cette extraordinaire ambiguïté dans sa vie et dans sa pensée (nous pouvons ici parler d'une véritable schizophrénie) fut l'instrument utilisé par la Providence (serait-ce là un jugement divin sur une chrétienté apostate qui s'entre-déchirait de manière si abominable dans la Guerre de Trente Ans, la dernière et la plus horrible des guerres de religions ?) pour faire basculer l'Europe chrétienne dans le monde des Lumières anti-chrétiennes du XVIIIe siècle.

Car comment était-il possible pour ceux qui désiraient défendre la foi chrétienne historique orthodoxe, apostolique et catholique, d'attaquer doctrinalement et intellectuellement les manifestes hérésies professées ouvertement par un homme pareil ? Certes l'enseignement pédagogique et pansophique de Comenius représentait le retour en force des hérésies gnostiques qui avaient pullulé dans les premiers siècles du christianisme et dont l'Église de Dieu avait alors été victorieuse. Mais celui qui les promouvait en toute liberté et en plein jour était un homme d'une sainteté de vie immaculée, un homme marqué du sceau du martyre de son Église. Et cet homme marcha toute sa vie sous les coups sans cesse répétés d'une Providence bienveillante et patiente qui l'appelait lui, et son peuple, et par lui l'Europe tout entière, à se repentir des mauvaises voies spirituelles dans lesquelles il s'était engagé. A travers des épreuves toujours renouvelées, et toujours patiemment assumées, cet homme refusa avec une obstination effrayante de se détourner du chemin gnostique désastreux sur lequel il s'était élancé. Il persista dans ses erreurs et, couvert par l'auréole de cette sainteté factice qui l'entourait, il fut un instrument d'élite dans les mains de l'ennemi de Dieu, pour amener la victoire, certes temporaire, des lumières de Satan sur les forces vacillantes d'une chrétienté épuisée par ses infidélités et ses luttes intestines iniques. Ainsi, dans les desseins mystérieux de Dieu, Comenius fut un outil d'une efficacité redoutable pour ouvrir ce vieux continent (et avec lui l'univers tout entier) aux lumières trompeuses du diable et le projeter vers un rejet du Dieu vivant et de sa sainte Parole tel que notre monde ne l'avait jamais encore vu.

Nous examinerons brièvement quelques éléments qui sous-tendent la réflexion philosophique de Comenius :

— A) sa tendance à vouloir rechercher une rationalité totale, la pansophie ;

— B) sa pensée univoque par rapport à Dieu et sa création.

 

A) Sa tendance à vouloir rechercher une rationalité totale

Comenius fait partie du courant rationaliste du XVIIe siècle. Anna Heyberger résume fort bien toute la démarche philosophique de Comenius lorsqu'elle écrit :

 

Les principes philosophiques qui dominent toute l'oeuvre pédagogique de Comenius (…) se résument dans la Sagesse universelle ou Pansophie. Inusité de nos jours, ce terme, si familier au maître, désigne le sommaire des connaissances universelles ramenées méthodiquement à leurs principes les plus essentiels. En les condensant en formules précises et simples, on rendra ces connaissances accessibles à tous les hommes. Présentées sous leurs différents aspects et dans leurs relations réciproques, les vérités s'enchaînent et forment un tout cohérent, un ensemble lumineux. Dans l'esprit de Comenius, cette philosophie chrétienne, dont il croit être l'initiateur, doit hâter le progrès intellectuel, moral et spirituel de l'homme qui s'élèvera et se rapprochera ainsi peu à peu des sommets éclairés par la lumière divine. Dans toutes les phases de son évolution, cette pansophie reste au fond toujours la même71.

Nous nous trouvons ici devant une conception unitaire et pyramidale de la connaissance humaine. Il n'y a pas de place pour différents ordres de pensée, ni pour l'adaptation de la pensée humaine à l'objet auquel elle prête son attention. Tout se trouve placé sur le même plan hyper-rationnel. Il y a ici un refus simplificateur et réducteur (en fait une dénaturation) de la différenciation des divers modes de connaissance. Il s'agit d'une gnose rationaliste outrancière, destructrice de la diversité de la réalité et des modes variés sur lesquels fonctionne l'intelligence humaine. Deux citations nous permettront de mieux cerner le caractère de l'appauvrissement produit par la démarche intellectuelle de Comenius.

Josef Pieper, philosophe thomiste allemand, dans un ouvrage déjà ancien, cherche à montrer à quel point toute réflexion sur le but ou la fin de l'histoire nécessite une dimension de la pensée supérieure, c'est-à-dire plus vaste et plus profonde que celle de la raison, celle que donne la foi en la révélation infaillible de Dieu, la Sainte Écriture. Voici ce qu'il écrit :

 

(…) la condition préalable de la philosophie de l'histoire aussi bien que la théologie de l'histoire, c'est la foi, c'est-à-dire l'acceptation de la Parole révélée concernant l'histoire. (…) Celui qui refuse absolument d'admettre aucune affirmation révélée au sujet de la fin des temps s'ôte toute possibilité de constater, dans la réalité historique concrète, quoi que ce soit qui se rapporte à la fin des temps ; il ne lui est même pas possible (de façon purement méthodique), de considérer la réalité qu'il rencontre sous l'angle d'une fin hypothétique de l'histoire ; autrement dit : il lui est impossible de poser la question de la fin72.

Le caractère parfaitement unitaire de la pensée pansophique de Comenius a d'emblée pour effet d'exclure une pareille distinction entre raison et révélation, entre réalités terrestres et réalités célestes.

Notre deuxième citation vient d'une étude sur Comenius du philosophe tchèque Jan Patocka, grand spécialiste des études coméniennes. Tout en reconnaissant chez Comenius une pensée qu'il appelle ouverte (âme capable de conversion en opposition avec la pensée fermée, positiviste et réductrice, propre à la vision du monde mécaniste de la révolution scientifique du XVIIe siècle), il remarque cependant que la façon de raisonner de Comenius est très différente de la pensée chrétienne traditionnelle. Comparant Pascal à Comenius, il écrit :

 

La conversion qui, chez lui, doit en principe s'appliquer à l'âme tout entière, finalement débouche derechef dans une reformatio intellectus et est mise en valeur comme telle. Sous ce rapport, Comenius est proche des disciples de Paracelse, des spagyriques et des rosicruciens. Bien qu'imbu d'une conviction qui serait à même de lui faire dépasser la perspective fermée qui situe le tout de l'étant sur un plan unique (le plan intellectuel), c'est paradoxalement vers une telle conception qu'il tend, dans la mesure où il cherche à représenter le sens de son expérience de manière à ce que celle-ci forme, de concert avec l'objectivement contrôlable, l'unité d'un savoir indivisible, propre à éclairer l'homme sur tout ce que son âme ouverte à besoin de connaître.

Il est instructif de comparer à cet égard Comenius à Pascal. L'un et l'autre défendent les intérêts de l'âme ouverte. Mais là où Pascal distingue différents plans, une pluralité d'"ordres" du vrai, Comenius, tout en protestant lui aussi contre l'érection de la raison géométrique en étalon définitif de l'être, ne connaît et ne reconnaît en dernier ressort qu'un plan unique73.

Nous pouvons ainsi sans peine rapprocher la démarche de Comenius pour obtenir une connaissance totalisante, parfaitement rationnelle et entièrement cohérente de la réalité, avec l'entreprise semblable de son contemporain René Descartes. C'est ce que reconnaît parfaitement Jacques Prévot lorsqu'il écrit :

 

La Grande Didactique, au fond, ce n'est pas autre chose qu'un Discours de la méthode pédagogique qui partirait de l'idée que les lumières de la raison, par la grâce divine, ont été données également à tous, mais que leurs possesseurs n'en connaissent l'usage que si on le leur explique74.

Descartes n'écrivait-il pas à Mersenne, en mars 1626, dans un sens parfaitement pansophique :

 

Afin que vous sachiez ce que j'ai envie de faire imprimer, il y aura quatre traités, tous français, et le titre en général sera : "Le projet d'une science universelle qui puisse élever notre nature à son plus haut degré de perfection."75

De ce point de vue il est intéressant d'examiner les relations que Comenius a entretenu avec Descartes. Voici comment Anna Heyberger décrit leur unique rencontre près de Leyden aux Pays-Bas :

 

Un jour (en 1642), ses amis accompagnent Comenius au petit château d'Endegeest (…) pour y rencontrer Descartes. Les deux savants ne se séparent qu'au bout de quatre heures : Descartes défend les principes rationnels de la philosophie, les "veritates aeternae", bases de toute connaissance ; Comenius soutient, au contraire, que les connaissances humaines sont imparfaites et incomplètes, et que la certitude ne peut résider ailleurs que dans la révélation divine. Malgré cette profonde divergence de vues, ils s'entendent à merveille, et ils s'encouragent mutuellement à continuer et à publier leurs recherches76.

Pour Descartes, Comenius ne devait pas

 

(…) joindre la Religion et les vérité révélées avec les sciences qui s'acquièrent par raisonnement naturel (…) ni appliquer l'Écriture sainte à une fin pour laquelle Dieu ne l'a point donnée, et par conséquent en abuser77.

Pour résumer, Descartes et Comenius partagent le même but pansophique d'une science rationnelle universelle. Mais Descartes refuse de confondre révélation et raison qu'il tient dans une opposition complète. Dans ce sens, Descartes reconnaît encore la distinction chrétienne des différents ordres de la création (ce qui nous le rend éminemment sympathique !), bien qu'il n'assigne aucun rôle dans la connaissance de la réalité à l'Écriture Sainte. Ni Descartes, ni Comenius ne comprennent la distinction fondamentale que défend Pascal, celle entre esprit de finesse et esprit de géométrie, chaque esprit étant légitime (et nullement opposé l'un à l'autre) dans l'ordre qui lui est propre. Ce que recherche Comenius est un système de pensée qui unit et confond logiquement les différents ordres. Une telle recherche le conduit vers un système hyper-rationaliste à la fois rationnel et mystique. Mais la pansophie gnostique à laquelle aboutit Comenius est en fait coupée tout à la fois des réalités terrestres, ce dont témoigne l'usage normal de notre raison, et des réalités célestes (la révélation biblique) qui nous rendent accessibles les réalités spirituelles, celles "qui ne sont jamais montées au coeur de l'homme" et éclairent les réalités terrestres d'une lumière divine véritable qui met chaque chose à sa juste place.

Il va s'ensuivre chez Comenius une lutte acharnée entre deux domaines qu'il tient hermétiquement fermés l'un à l'autre : ses recherches pansophiques et sa fidélité d'évêque de l'Unité des Frères à la Bible. Comme il n'est en fin de compte pas possible de servir deux maîtres c'est finalement la gnose de son mysticisme rosicrucien et de son utopie pansophique qui auront le dessus. C'est ainsi que la confusion des plans, des ordres de connaissance, confusion propre à toutes les formes d'ésotérisme et qui est caractéristique d'une grande partie de la pensée moderne, conduisit Comenius à la gnose (salut par une connaissance divinisée), à l'utopie (méconnaissance de la réalité créée) et au messianisme humaniste (salut par l'effort pédagogique, politique, ou technique de l'homme). Si le subjectivisme de Descartes a déraciné la pensée moderne de ses bases dans la réalité créée (réalisme philosophique) et dans la révélation biblique (réalisme théologique), Comenius, lui, malgré son apparent respect théonomique et reconstructionniste pour la Bible (qui le conduisait à s'opposer fort justement à l'anti-biblicisme de Descartes), a fait pire encore. Car il a arraché la pensée moderne au caractère logique qui est le propre de tout rapport de la pensée humaine avec la réalité, tant spirituelle que temporelle. C'est ainsi que la pensée qui suit la gnose à la fois ésotérique et rationaliste de Comenius devient inapte à toute découverte de la vérité, à toute exégèse correcte du texte biblique, à tout raisonnement vrai, à tout rapport véritable avec la réalité. Comme le dit fort bien Marcelle Denis,

 

Komensky tente un essai d'élaboration d'un système clos que chercheront à réaliser, 150 ans plus tard, les métaphysiciens allemands du XIXe siècle78.

B) Sa pensée univoque par rapport à Dieu et la création

Qu'entend-on par pensée univoque ? Il s'agit d'un vieux débat philosophique et théologique (toujours actuel !) qui, au XIIIe siècle, vit Duns Scot (1266-1308) s'opposer à Thomas d'Aquin (1225-1274) sur la manière dont on pouvait connaître Dieu et la réalité. Pour Thomas d'Aquin il peut exister trois formes de connaissance.

— La première est une connaissance univoque de Dieu et de la réalité. C'est-à-dire que l'homme disposerait d'une connaissance directe et complète de la pensée de Dieu. Il connaît la pensée de Dieu comme Dieu la connaît lui-même, de l'intérieur, sans ombre, complètement, parfaitement et surtout de manière directe. C'est la vision directe de Dieu à laquelle prétend l'extase mystique. Mais pour connaître la pensée de Dieu ainsi, c'est-à-dire de manière univoque, il faut tout bonnement être comme Dieu, en fin de compte être Dieu. C'est l'identification avec Dieu de la pensée néo-platonicienne, hindouiste et bouddhiste. C'est la vision directe de ces extases prophétiques qui ont tant séduit Comenius. C'est la gnose ésotérique de la Rose-Croix. C'est une connaissance intuitive directe des choses, connaissance qui peut se passer des outils de la raison, des règles de la logique, des méthodes propres aux diverses disciplines humaines. C'est la prétention à l'omniscience des psychologues et des pédagogues modernes qui imaginent pouvoir, par leur science infaillible et infuse, sonder les coeurs, lire de manière parfaite dans le psychisme des enfants qui leur sont confiés, pour les conduire vers le but qu'ils leur assignent. C'est une telle vision qui a présidé à la conception d'une évaluation formative infaillible des élèves. C'est ici la voie toute tracée qui conduit directement au totalitarisme utopique, chemin que Comenius a si largement ouvert pour nous.

— La deuxième forme de connaissance est celle qu'on nomme une connaissance équivoque de Dieu et de la réalité. Dans cette perspective, l'homme ne peut avoir de connaissance vraie et certaine, ni de la personne de Dieu, ni de ses pensées, ni de la réalité qui l'entoure, créée et ordonnée par Dieu. Cette position est celle du kantisme pour lequel le noumène, Dieu, ne serait pas connaissable conceptuellement. C'est la position de ceux qui se rangent sous l'étendard de la critique biblique, qui prétendent qu'une révélation écrite de la part de Dieu est impossible et qu'en conséquence on ne peut en aucune manière savoir quelle serait la volonté de Dieu pour l'homme. Sur le plan de la connaissance du monde, c'est la position du scepticisme et de l'agnosticisme épistémologique, position philosophique qui nie toute connaissance certaine. En morale, c'est le relativisme.

— Finalement, pour Thomas d'Aquin, il existe une connaissance de Dieu par analogie, connaissance qui n'est ni univoque ni équivoque. Dans cette perspective, qui est celle de toute l'Église historique (celle qui confesse la foi orthodoxe, apostolique et catholique), l'homme peut parvenir, par la foi, à une connaissance vraie de Dieu. Mais cette connaissance se situe au niveau de sa nature de créature. Ainsi cette connaissance absolument vraie, totalement digne de foi, a un caractère partiel, jamais exhaustif, indirect et non immédiat. C'est une position qui met l'accent sur la médiation nécessaire entre Dieu et l'homme, entre l'homme et la création. C'est une connaissance vraie et personnelle de Dieu au travers de sa Parole écrite et incarnée, ceci grâce à l'oeuvre du Saint-Esprit dans nos coeurs (nos intelligences !). Il ne s'agit aucunement d'une connaissance intuitive directe et immédiate de Dieu (comme celle à laquelle prétend la vision mystique ou l'extase charismatique), mais une connaissance plus modeste, médiatisée par Celui qui est l'unique Médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ, Fils unique du Père fait homme pour notre salut. Cette connaissance nous parvient par la médiation de la Parole inspirée de Dieu, la Bible, révélation exacte, mais non exhaustive, de la pensée de Dieu. Finalement la création elle-même, par son ordre, sa puissance et sa beauté nous parle indirectement de son Créateur. Jean Calvin et Klaas Schilder ont défendu cette connaissance analogique de Dieu par leur doctrine de l'accomodatio Dei, l'accommodation nécessaire de Dieu aux hommes79.

En plus, ces divers moyens dont nous disposons pour connaître Dieu et la réalité, moyens qui nous donnent une connaissance vraie mais non exhaustive, doivent passer par une autre médiation, celle de nos sens et de notre intelligence. Sur le plan de la création, cette perspective permet à l'homme une connaissance du monde naturel qui peut être vraie mais qui ne peut jamais prétendre être totale, exhaustive et directe.

Comenius était à la recherche d'une pensée, une véritable Pansophie, totale, parfaite, définitive et immédiate. Il cherchait en fait à usurper la place et les attributs de Dieu. Dans son introduction à la Grande Didactique, Bernard Jolibert met le doigt sur cet aspect de l'oeuvre de Comenius et montre l'importance capitale pour lui de cette aspiration irrésistible vers une pensée univoque :

 

Cette méthode qui repose sur l'unité principielle de la nature et sur la confiance en nos moyens d'en déchiffrer la prose fait l'originalité du discours de Comenius.

Sa logique propre repose sur l'idée fondamentale de l'univocité des lois, univocité qui fait que tous les domaines de l'action se correspondent et se symbolisent parce qu'ils sont à leur racine identiques, de par l'identité même de Dieu. En ce sens, on voit que Comenius est aussi éloigné de Bacon et de Descartes que d'Aristote. (…) Le modèle scolaire nouveau que propose Comenius au chapitre XXXII de sa Grande Didactique est entièrement fondé sur un raisonnement analogique80 : celui qui met face à face l'art nouveau du typographe et l'art de l'éducateur ; le second s'inspirant de la démarche du premier pour définir les éléments et cerner les lois de sa propre démarche81.

Comme si l'art mécanique du typographe était comparable à l'art d'enseigner ! Ici nous voyons les effets néfastes de la confusion des ordres de la réalité créée. Cette vision univoque de Dieu chez Comenius va si loin que la nature elle-même en vient à posséder les attributs du Créateur. Jolibert continue :

 

Mais comment comprendre le dynamisme interne de la nature en général et de la nature humaine en particulier dans son mouvement vers la connaissance sans en référer à cet "impetus", à cette poussée interne, cette tension qui subsiste dans l'homme malgré la chute et qui n'est autre que la puissance même de Dieu. La nature n'est modèle ici que parce que Dieu l'habite toujours. La théorie des stades de Comenius repose entièrement sur un parallélisme "nature-pensée", fondé en théologie et non basé sur une interaction dynamique créatrice par assimilation et accommodation. Si Comenius passe outre au débat "inné-acquis", c'est plus par confiance dans la symbolisation réciproque des ordres de l'être et du connaître que par certitude dans une psychologie génétique autonome82.

On comprend que Marcelle Denis ait pu écrire les paroles suivantes qui font bien ressortir le panthéisme évolutionniste de Comenius :

 

Komensky est un pédagogue pour avoir conçu l'essence de la vie humaine comme un processus d'humanisation qui nous dépasse, dont l'homme fait partie et qui vise non seulement une réforme de l'homme, mais de l'ensemble des choses, de toutes les affaires où l'homme détient la place centrale83.

 

Afin d'atteindre le niveau suprême, toute la vie est nécessaire et l'éducation doit s'exercer de la naissance à la mort. C'est une oeuvre permanente. La vie est donc une école, et une école qui doit s'organiser en système dont l'idée centrale sert de fil conducteur, propose des chemins à suivre, suscite des décisions à prendre.

Le monde qui est aussi une école, enseigne, éduque, instruit, élève et partant, situe l'homme à une place qu'il n'occupe pas d'emblée et d'abord. C'est le monde qui, en qualité d'éducateur, transforme l'homme en être universel, c'est-à-dire convergent à l'unité en vue d'une vie future qui va parfaire cette unification84.

 

Tous nous sommes envoyés dans la même école du monde et il nous est imposé de nous préparer à une autre vie. Tout a donc un caractère d'unicité85.

On croirait lire les propos d'un disciple de Teilhard de Chardin ! Et on ne s'y tromperait pas, car les deux ont puisé à la même école gnostique et panthéiste. Darwin nous donna l'évolution physique ; Piaget, l'évolution épistémologique ; avec Teilhard-Comenius nous sommes conduits vers l'apothéose de l'évolution du monde, évolution spirituelle de l'homme aboutissant au christ cosmique. Car pour Comenius le processus d'acquisition des connaissances finissait par identifier l'homme à Dieu. Dans la Grande Didactique, il nous livre un éloge de ce petit dieu qu'est l'homme, digne du plus passionné des humanistes platonisants de la Renaissance italienne :

 

Voyez quel admirable instrument de sagesse est l'Homme. Il est évident que l'Homme dès sa naissance, est apte à acquérir la science des choses. Avant tout parce qu'il est à l'image de Dieu. Une image fidèle reproduit nécessairement les traits de son archétype, ou bien ce n'est pas une image. Or, comme l'omniscience est la plus remarquable des propriétés de Dieu, il s'en trouvera nécessairement quelque équivalent éclatant dans l'Homme. (…) Notre corps dans sa petitesse est enfermé dans les limites d'un cercle très étroit, notre voix le dépasse un peu et notre vue a pour horizon la voûte céleste mais, à notre esprit, on ne peut assigner de limite, dans le ciel ni au-delà. Il s'élève aussi haut dans les cieux des cieux qu'il descend profondément dans l'abîme de l'abîme. Il pourrait même pénétrer dans des espaces mille fois plus vastes. Pouvons-nous dès lors nier que tout est accessible à notre esprit et qu'il pourrait contenir toute chose86?

Il n'est dès lors guère surprenant que Comenius, passant de l'image de Dieu à l'identification avec Dieu, en vienne à considérer que l'homme peut disposer d'une connaissance immédiate, intuitive, complète et parfaite de toutes choses ; que cette connaissance doit passer directement par les sens, tant la symbiose entre la nature et l'homme est profonde ; que la compréhension du monde se produit avant l'acquisition du langage ; que l'éducation elle-même est chose facile vu qu'il s'agit de libérer les potentialités infinies contenues dans la nature même des enfants. Est-il surprenant alors de trouver chez lui une démarche essentiellement nominaliste ? Les mots et les concepts ne sont ni stables ni leur sens usuel important. Pour Comenius, nous dit Bernard Jolibert,

 

(…) le mode d'appréhension du monde par l'enfant est d'abord purement empirique. Le premier contact à l'univers se fait par l'intermédiaire des sens. Les concepts commencent d'apparaître lorsque les relations entre intuitions empiriques s'exercent par comparaisons87.

Ou encore,

 

La vérité et la certitude de la science ne dépendent de rien d'autre que du témoignage des sens. Puisque les choses se gravent sur les sens d'abord et sans intermédiaire, et seulement ensuite, grâce aux sens, dans l'intellect88.

Comme si on pouvait comprendre quoi que ce soit sans langage ! Comme si l'intelligence des enfants n'était pas formée conceptuellement par la langue que leur apprend leur mère ! Comme si les concepts naissaient par osmose avec les réalités perçues par les sens ! Comme si les sens, fonctionnant par eux-mêmes, pouvaient nous donner un sens intelligible quelconque à ce qu'ils perçoivent !

Ce système pansophique est un bouillon d'influences diverses (Aristote, Platon, Nicolas de Cues, Érasme, Paracelse, Campanella, Bacon avec son empirisme, la Bible, etc.) où la pensée de chaque auteur est largement dénaturée. Une telle désinvolture dans l'utilisation de diverses sources provient du caractère outré du nominalisme sous-jacent à la pensée coménienne. Ce nominalisme ressort fort clairement de ce texte (parmi tant d'autres) de Comenius :

 

On enseigne (dans la pédagogie traditionnelle ancienne à rejeter entièrement, réd.) à faire un discours avant de faire connaître les objets sur lesquels il doit porter. Les élèves passent des années à apprendre les règles de la rhétorique mais ils attendent je ne sais combien de temps d'être enfin admis à étudier les objets réels, les mathématiques, la physique, etc. Et pourtant les choses sont la substance et les mots l'accident, les choses sont le grain ou l'amande, les mots la paille ou la coque, il faut donc les présenter simultanément à l'entendement humain mais en commençant par les choses car elles sont objet de cet entendement autant que du discours89.

Faut-il faire remarquer à Comenius que la substance et l'accident sont des mots exprimant des concepts et non des choses ; qu'ils se réfèrent à deux aspects distingués intellectuellement de n'importe quel objet concret, saisissable par les sens et la pensée dans sa réalité créée où substance et accidents se trouvent toujours unis. Ceci permet de reconnaître que les mots substance et accident ont une réalité qui leur est propre et qui est de nature intellectuelle, réalité qui se situe à un niveau autre que celui des choses. Ils représentent des réalités de l'ordre de la pensée. Nous voyons ici très clairement l'empirisme et le nominalisme de Comenius. Dans son système panthéiste, les mots n'ont guère de valeur en eux-mêmes. Le langage est pour lui une réalité secondaire, car ce qui prime avant tout, ce sont ce qu'il appelle les choses. Comme si les choses pouvaient être appréhendées et connues sans l'usage des mots ! La Bible, elle, affirme partout qu'au commencement était, non les choses (Bacon) et encore moins l'action (Goethe, Marx, Hitler), mais la Parole de Dieu dont la parole des hommes est le reflet. La primauté de l'intelligence divine, Dieu dit et cela fut, est capitale pour une épistémologie respectueuse des données, tant de la Sainte Écriture que de la création, car toutes deux sont marquées du sceau de la Parole de Dieu, en toutes choses première.

Pour conclure cette litanie fastidieuse de spéculations citons une dernière fois Jacques Prévot qui nous montre comment, chez Comenius, la nature (c'est-à-dire tout ce qui tombe sous le sens) prend la place de Dieu :

 

Nulle distinction n'est plus possible entre l'ordre naturel et l'ordre divin. Le monde sensible, celui des phénomènes physiques, n'est pas moins clairement ordonné ni moins véridique que le récit biblique : il présente à l'homme, il impose à l'instituteur, il propose à l'élève le même enseignement divin, la même somme irrécusable de vérités, détermine aussi fatalement son cheminement vers la connaissance. Les hommes n'ont plus qu'à "préférer à leur propre volonté Dieu, les choses et leurs sens – pourvu que ceux-ci soient convenablement formés et réglés par les choses, éclairés comme par le plus lumineux des flambeaux", "suivre Dieu, se laisser guider par lui, par la bouche de Dieu, les mains de Dieu, les incitations de Dieu, et apparaître ainsi comme la véritable image de Dieu"90.

Les barrières ont sauté de nouveau entre la philosophie, la théologie, l'épistémologie et la religion. L'Homme consacre son existence à la cueillette systématique de "vérités" préparées pour lui de toute éternité. (…) La création divine ne peut tromper l'homme (…) Sa croyance dans la véracité de nos perceptions est, en effet, totale91.

Et aussi, comme nous l'avons vu, sa crédulité.

Citons, en conclusion, ces paroles terribles de Josef Pieper sur la personne si séduisante et l'œuvre lumineuse de l'Antéchrist :

 

De plus la tradition voit dans l'imitation du Christ par l'Antéchrist le degré suprême de la fausseté et de la tartuferie qui caractérisent ce dernier. Il ne s'agit pas seulement ici d'un simple "déguisement" extérieur, mais d'un comportement qui pénètre jusque dans le domaine des habitudes morales, et qui doit apparaître presque nécessairement comme une sainteté véritable, du moins dans un monde qui a perdu la notion nette du sens originel de ce concept, dans l'ordre de l'être comme dans celui du culte. C'est uniquement par cette imitation trompeuse (trompeuse même pour les gens "sérieux", même pour les fidèles) que l'on arrive à concevoir quelque peu l'erreur de "beaucoup de gens, et même des élus".

 

Il y a ici l'une des ces "illusions puissantes" dont le Nouveau Testament dit que Dieu les envoie "pour qu'ils croient au mensonge" (2 Thess. 2 : 11). Ce pouvoir de faire illusion, donc, la tradition en voit le fondement principal dans la sainteté apparente de la vie personnelle à laquelle s'applique l'Antéchrist92.

Jésus-Christ ne nous avertissait-il pas il y a bien longtemps :

 

L'oeil est la lampe du corps. Si ton oeil est en bon état, tout ton corps sera illuminé, mais si ton oeil est en mauvais état, tout ton corps sera dans les ténèbres. Si donc la lumière qui est en toi est ténèbres, combien seront grandes les ténèbres.

Matthieu 6 : 22-23

 

Conclusion

Il n'est pas nécessaire d'insister sur l'actualité des propos de Comenius que nous venons abondamment de citer, ni sur la manière dont on peut les retrouver dans toutes les têtes aujourd'hui, en particulier dans celles farcies de pédagogie. Il n'est qu'à lire l'Exposé des motifs rédigé par le Département de l'Instruction Publique et des Cultes du canton de Vaud pour présenter son projet de réforme de l'école publique, École Vaudoise en Mutation (EVM 96)93, ou la démolition de ces idées largement coménisées par les opposants à ce projet, rassemblées dans l'argumentaire Une École en Papier94 ou, mieux encore, de parcourir le pavé satirique de Jacques Perrin, La diplangue95, qui tourne en dérision ce jargon pédagogique à la mode, pour comprendre à quel point est moderne la langue de bois pédagogico-gnostique de Jean Amos Comenius.

Ce qui est frappant chez Comenius, c'est la cohérence entre sa pansophie gnostique, ses projets éducatifs messianiques et sa conception pyramidale et totalitaire de l'organisation sociale. Ici encore, bien des comparaisons pourraient être faites entre son système utopique, logique jusqu'à la folie, et l'idéologie progressiste contemporaine. Derrière cette nouvelle loi scolaire vaudoise se cache un projet de changement de société, une révolution culturelle et sociale que l'on cherche à imposer au moyen de la manipulation psychologique et morale scolaire des élèves. Et tout ceci a pour but de parvenir à l'idéal coménien : une société docile aux Princes, société parfaitement uniformisée sur le plan idéologique et, par conséquent, un monde où régnera le bonheur et la paix96.

Ce n'est pas impunément que l'UNESCO, en 1957, sacra Comenius saint patron laïc de son projet pédagogique utopique et messianique. Il n'est qu'à lire le livre remarquable (surtout par sa documentation abondante et précise) de Pascal Bernardin, Machiavel pédagogue97, qui démontre indirectement, mais de manière irréfutable, que la politique scolaire du Département de l'Instruction Publique du canton de Vaud n'est que le pâle reflet de plans soigneusement établis (projets en voie de réalisation), par le Conseil de l'Europe, l'UNESCO, la Conférence des Ministres de l'Education des pays membres de l'Union Européenne, l'OCDE, le Ministère français de l'Éducation nationale, etc. Mais il y a plus.

Aux États-Unis, aujourd'hui nation pilote de la subversion culturelle et politique mondiale, nous retrouvons toutes les idées que décrit si soigneusement Pascal Bernardin, non plus au simple état de théories et de projets, mais progressivement appliquées, depuis une dizaine d'années, dans de nombreuses écoles publiques de ce pays. C'est ce que nous décrit en détail plusieurs ouvrages fortement documentés qui nous sont récemment parvenus d'outre-Atlantique98. Nous y voyons :

— l'évaluation formative appliquée à tous les degrés de la formation scolaire ;

— l'évaluation formative recueillir les résultats de tests psychologiques destinés à déceler les options religieuses et morales des enfants (et de leurs familles !) ;

— l'évaluation formative accompagner l'enfant dans toute sa vie scolaire et postscolaire, sous forme d'un dossier électronique informatisé cumulatif ;

— la disparition des notes de tous les degrés de la formation scolaire ;

— les classes hétérogènes devenir la norme ;

— le découragement systématique des élèves aux capacités fortes ;

— les matières scolaires traditionnelles remplacées par des "buts" (Outcomes) dont un nombre important ont un caractère politiquement correct – écologiste, multiculturel, égalitaire, relativiste sur le plan éthique, etc. Il faut immanquablement atteindre chacun de ces buts pour pouvoir avancer dans ses études et décrocher son diplôme final, quitte à reprendre le programme des Outcomes indéfiniment si l'on s'achoppe à un but ou à un autre ;

— en bonne double pensée (voyez Orwell), cette obligation absolue imposée à l'élève de réussir son éducation politiquement correct est associée au refus de la notion même d'échec ;

— l'intrusion de plus en plus courante des services sociaux et des psychologues dans la vie familiale normale ;

— l'école devenir le centre de la vie sociale, étant ainsi progressivement appelée à remplacer la famille comme institution de souche de la société ;

— l'école devenir l'instrument privilégié de la conformisation idéologique et sociale des enfants ;

— la fabrication par l'école d'une main d'oeuvre docile ; etc.

Certes, il serait injuste d'identifier les buts de la nouvelle loi scolaire vaudoise avec toutes ces perversions sociales et pédagogiques de la vocation saine de l'école. Cependant, nous devons reconnaître que cette réforme de l'école va dans le sens d'un courant idéologique qui semble aujourd'hui avoir largement remplacé le communisme comme force majeure animant la subversion mondiale. Il serait imprudent de ne pas prêter attention à la direction que prend le mouvement pédagogique dans lequel on veut aujourd'hui nous faire entrer. Il serait sans doute utile aussi d'écouter avec la plus grande attention ces paroles pleines de menaces sournoises prononcées en 1933 par un homme d'État allemand qui à l'époque, (et encore aujourd'hui), faisait beaucoup parler de lui. C'est en citant Adolf Hitler que nous terminerons notre propos :

 

Lorsqu'un de nos adversaires déclare : "Je refuse de vous suivre", je réponds calmement, "Votre enfant nous appartient déjà. (…) Que représentez-vous en fait ? Vous allez passer. Mais vos descendants se trouvent cependant déjà dans notre camp. Et bientôt, ils ne connaîtront rien d'autre que cette nouvelle communauté nationale".99

Il est utile et heureux de rappeler quelle fut la fin de celui qui, en 1933, prononçait des paroles aussi arrogantes !

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1 Conférence donnée pour le compte de l'Association Vaudoise de Parents Chrétiens à la Librairie La Proue à Lausanne, le 28 novembre 1996, dans le cadre de la campagne contre la nouvelle loi scolaire (EVM96) proposée au peuple vaudois.

2 Éducateur, 9, novembre 1996, p. 6.

3 Jean Amos Comenius 1592-1670. Pages choisies, UNESCO, Genève, 1957, p. 6.

4 Pour un survol de l'histoire de cette tradition pédagogique alliée à la fois à l'esprit utopique et au messianisme subversif de l'ordre social biblique, voyez François Guex, Histoire de l'Instruction et de l'Éducation, Payot, Lausanne, 1906 et, plus récemment, Guy Avanzini (direction), Histoire de la Pédagogie du 17e siècle à nos Jours, Privat, Paris, 1981.

Pour une perspective véritablement protestante de l'enseignement (point de vue qui contredit constamment cette tradition utopique), voyez les deux magnifiques volumes de Louis Burnier, Histoire littéraire de l'Éducation morale et religieuse en France et dans la Suisse romande, Georges Bridel, Lausanne, 1864, 2 vol.

5 Voyez surtout l'oeuvre pédagogique maîtresse de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), L'Émile.

6 Henri Pestalozzi (1746-1827), membre de l'ordre révolutionnaire des Illuminés de Bavière, avait dans sa jeunesse été fortement marqué par Rousseau. Il reprend sur de nombreux points le système pédagogique de Comenius. Voyez J. Guillaume, Pestalozzi. Étude biographique, Hachette, Paris, 1890 et Albert Malche, Vie de Pestalozzi, Payot, Lausanne, 1927.

7 Friedrich Froebel (1782-1852), partisan allemand des méthodes actives d'enseignement de Pestalozzi et créateur des jardins d'enfants, institution scolaire conçue au XVIIe siècle par Comenius.

8 Edouard Claparède (1873-1940) fondateur de l'Institut Jean-Jacques Rousseau à Genève consacré à l'étude de la psychologie enfantine. Parmi ses nombreux ouvrages, signalons Psychologie de l'enfant et Pédagogie expérimentale, Kundig, Genève, 1916, et L'Éducation fonctionnelle, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1931.

9 Adolphe Ferrière (1879-1960), fondateur du Bureau international des Écoles nouvelles en 1899 et de la Ligue internationale pour l'éducation nouvelle en 1925. Il est l'auteur de nombreux travaux dont L'École active, Forum, Neuchâtel, 1922, 2 vol. ; La Pratique de l'École active, Forum, Neuchâtel, 1924, et Nos Enfants et l'Avenir du Pays, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1942. Dans une même prespective coménienne, voyez également les deux ouvrages plus récents de Henri Meylan, Les Humanités et la Personne, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1939, et L'École et la Personne, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1968.

10 Célestin Freinet (1896-1966), auteur de nombreux ouvrages dont Les Méthodes naturelles de la Pédagogie moderne et Essai de psychologie sensible appliquée à l'éducation. Lui aussi se trouve dans la droite ligne des idées de Comenius.

11 Jean Piaget (1896-1980). Sur Piaget voyez deux ouvrages synthétiques, Jean-Marie Dolle, Pour comprendre Jean Piaget, Privat, Paris, 1974, et David Cohen, Faut-il brûler Piaget ?, Retz, Paris, 1981. Les ouvrages suivants de Comenius, traduits par A. M. Dobbie, sont disponibles en anglais : Pampedia or Universal Education, Buckland Publications, Dover, 1986 ; Panglottia or Universal Language, Drinkwater, Shipston-on-Stour, 1989 ; Panaugia or Universal Light, Drinkwater, Shipston-on-Stour, 1987.

12 Il vise ici manifestement Descartes.

13 Jacques Prévot, L'Utopie éducative. Comenius, Belin, Paris, 1981, p. 55-56, citant l'Abrégé de Physique de Comenius.

14 Prévot, op. cit., p. 56-57.

15 Op. cit., p. 54.

16 Paul Ranc, La Rose-Croix. Mythe ou Réalité ?, Éditions du Rocher, Lausanne, 1985.

17 George H. Turnbull, Samuel Hartlib with Special Regard to his Relations with J. A. Comenius, London 1919.

18 J. A. Comenius, Centrum securitatis (1625). Cité par Anna Heyberger, Jean Amos Comenius. Sa vie et son oeuvre d'éducateur, Champion, Paris, 1928. p. 216-217.

19 Xavier Galmiche, Fuite dans la Littérature, Postface à J.A. Comenius, Le Labyrinthe du Monde et le Paradis du Coeur, Desclée, Paris, 1991, p. 341.

20 Anna Heyberger, op. cit, p. 19.

21 Anna Heyberger, op. cit, p. 23.

22 Anna Heyberger, op. cit., p. 30.

23 Anna Heyberger, op. cit., p. 33-34.

24 Marcelle Denis, Un certain Comenius, Publisud, Paris, 1992, p. 23.

25 Anna Heyberger, op. cit, p. 43-44. Le recueil français des prophéties de cette fille fut publié en 1629 à Arnheim et aussi à Genève. Les éditions allemandes se succédèrent jusqu'en 1761.

26 Anna Heyberger, op. cit, p. 88-89.

27 Anna Heyberger, op. cit., p. 95-99.

28 Anna Heyberger, op. cit., p. 101-104.

29 Anna Heyberger, op. cit., p. 45.

30 Prévot, op. cit., p. 51.

31 Ibidem.

32 J. Prévot, L'Utopie éducative. Comenius, Belin, Paris, 1981, p. 36.

33 La pédagogie formative met l'accent sur la formation de toute la personnalité de l'élève, ceci en contraste avec la pédagogie traditionnelle, beaucoup plus modeste, qui ne cherche qu'à former son intelligence ou ses aptitudes.

34 Anna Heyberger, op. cit., p. 113.

35 R. J. Rushdoony, The Messianic Character of American Education, The Craig Press, Nutley, New Jersey, 1966. Pour une vision saine de l'instruction des enfants dans une perspective chrétienne, voyez : R. J. Rushdoony, The Philosophy of the Christian Curriculum, Ross House Books, P.O. Box 158, Vallecito, CA 95251, 1981.

36 J. Prévot, op. cit., p. 40, citant la Grande Didactique .

37 Prévot, op. cit., p. 247-248. Texte tiré de La consultation universelle. Un peu plus loin, nous lisons ces recommandations cocasses, ce qu'il faut faire pour obtenir infailliblement la conversion des Juifs :

Rien n'est plus efficace que de leur faire admettre les arguments suivants :

— Dieu est un esprit et veut être adoré en esprit ;

— les cérémonies externes n'ont de sens qu'en fonction de l'adoration intérieure de Dieu ;

— par conséquent l'adoration extérieure n'a aucune valeur sans l'adoration intérieure ; c'est même une abomination ;

— s'ils ont rejeté leur héritage, les prophètes, le Messie et les apôtres, c'est qu'ils ont considéré que tout avait déjà été accompli par Moïse ;

— il leur faut donc conserver la loi et les rites de Moïse s'ils le veulent (car ils valent pour l'éternité), mais de façon à accomplir les mystères qui y sont annoncés. Et alors ils comprendront que Dieu va revenir vers eux. Ibid. p. 248.

 

38 Famille chrétienne, No 981, 31 octobre 1996.

39 Comenius, La Grande Didactique. Ou l'art universel de tout enseigner à tous, Klincksieck, Paris, 1992, p. 214.

40 Bernard Jolibert, Introduction, dans Comenius, La Grande Didactique, Klincksieck, Paris, 1992, p. 19.

41 Bernard Jolibert, Introduction, dans Comenius, La Grande Didactique, op. cit., p. 11.

42 Anna Heyberger, op. cit., p. 116, citant l'épigraphe de la Grande Didactique.

43 Anna Heyberger, op. cit., p. 114.

44 Anna Heyberger, op. cit., p. 114.

45 Mgr Marius Besson, L'Éducation religieuse par la Famille, St-Paul, Fribourg, 1942, p. 29-31.

46 F. de Witt-Guizot, Les Réflexions de Monsieur Houlette. Notes sur l'Éducation, Paris, Perrin, 1909, p. 49.

47 Anna Heyberger, op. cit., p. 115, citant la Grande Didactique.

Marcelle Denis exprime fort bien cet aspect de la démarche de Comenius qui rejoint ici les préoccupations des pédagogues artisans de ce qu'on appelle l'évaluation formative de l'élève :

Le plus important, c'est qu'à partir des dispositions de l'élève, les conduites doivent se déterminer, et non en fonction des actes. Dans ce sens, le système coménien présente une grande originalité : il n'y a pas de recette pédagogique. Ce qui s'impose, c'est la recherche d'une adaptation de tout le système éducatif à la personnalité de l'élève, quels que soient son âge et son niveau. Là encore, il ne s'agit plus d'une pédagogie traditionnelle, rigide et figée, mais d'une pédagogie toute faite de nuances et de mesures en fonction de l'individualité de l'enfant à "élever".

Marcelle Denis, Un certain Comenius, op. cit., p. 75.

 

48 Marcelle Denis, Un certain Comenius, op. cit., p. 73-74.

49 Prévot, op. cit., p. 278-279 citant la Grande Didactique.

50 Anna Heyberger, op. cit., p. 119.

51 Anna Heyberger, op. cit., p. 125-126.

52 Prévot, op. cit., p. 279, citant la Grande Didactique.

53 J Prévot, op. cit., p. 279.

54 Anna Heyberger, op. cit., p.119.

55 J. Prévot, op. cit., p. 50, citant la Didactique analytique.

56 J. Prévot, op. cit., p. 271.

57 J. Prévot, op. cit., p. 275.

58 J. Prévot, op. cit., p. 273.

59 Sur cette tradition pédagogique fondée sur les réflexes conditionnés, voyez : Samuel Blumenfeld, N.E.A. Trojan Horse in American Education, Paradigm Co., Boise, Idaho, 1984 et Paolo Lionni and Lance J. Klass, The Leipzig Connection. The Systematic Destruction of American Education, Heron Books, Portland, 1980.

60 J. Prévot, op. cit., p. 273.

61 Marcelle Denis, Un certain Comenius, op. cit., p. 73-74.

62 Prévot, op. cit., p. 279, cité de la Grande Didactique.

63 J. Prévot, op cit, p. 32-33.

64 Marcelle Denis, Comenius. Une Pédagogie à l'échelle de l'Europe, Peter Lang, Berne, 1992, page de garde.

65 Jules Michelet, Nos fils, Livre III, ch. 3, Paris, 1870.

66 Anna Heyberger, op. cit., p. 240.

67 Nicholas Murray Butler, The Place of Comenius in the History of Ideas, cité par Anna Heyberger, op. cit., p. 240.

68 Jean Piaget, L'Actualité de Jean Amos Comenius, dans Jean Amos Comenius 1592-1670, in : Pages choisies, UNESCO, Paris, 1957.

69 L'adhésion de Comenius au mouvement ésotérique et gnostique de la Rose-Croix est parfaitement documentée. En voici quelques preuves :

– Le titre exact de l'édition londonienne de 1651 de l'ouvrage de J. A. Comenius, Abrégé de Physique, écrit en 1632, est le suivant :

La lumière divine d'un Rose-Croix ou Abrégé de Physique, par J. A. Comenius. Où il est question du monde en général, et des créatures particulières qu'il contient, sur les bases des principes des Saintes Écritures. Prévot, op. cit., p. 51.

– De son côté, Marcelle Denis, un des meilleurs connaisseurs francophones de l'oeuvre de Comenius, écrit :

L'influence d'Andreae sur Comenius explique l'allusion de Komensky dans Le Labyrinthe du monde "au sujet des querelles entre savants" et qui rappelle l'opposition, les luttes d'Aristote avec Platon,… Duns Scot avec Thomas d'Aquin, Erasme avec les docteurs de la Sorbonne, de Ramus et Campanella avec les péripatéticiens, de Hus, Luther et des autres Réformateurs avec le Pape et les Jésuites… des Rose-Croix avec les faux philosophes. Comenius considère donc ici, les Rose-Croix comme les véritables philosophes en opposition avec les faux, ce qui confirmerait bien sa sympathie, sinon son adhésion à la secte.

Marcelle Denis, Un certain Comenius, op. cit., p. 52.

– Xavier Galmiche, dans la Postface à sa traduction du Labyrinthe du monde, écrit :

Komensky partage avec ses contemporains une absence absolue de préjugés quant aux modes de la connaissance : il s'intéresse aux sciences occultes autant qu'exactes (…) à la "physique" comme à la "métaphysique".

In : Jan Amos Komensky, Le labyrinthe du monde et le paradis du coeur, Desclée, Paris, 1991, p. 316-317.

– Finalement, Anna Heyberger, la biographe de Comenius, nous donne ces indications fort significatives :

On s'est longtemps demandé à quelle source les deux auteurs anglais James Anderson et Théophile Desagulier avaient puisé les principaux éléments de leur constitution maçonnique de 1723 (révisée en 1738). K.C.F. Krause qui connaissait à fond les oeuvres de Comenius et l'histoire de la franc-maçonnerie a exprimé (…) sa conviction qu'Anderson devait connaître les Opera didactica et la Pangersia (de Comenius) dont la constitution maçonnique reflète directement les principes fondamentaux.

Heyberger, op. cit., p. 187, note 2.

70 Voyez ici les pages éclairantes de Marcelle Denis dans Comenius. Une Pédagogie à l'échelle de l'Europe, op. cit., p. 103-116 et dans Un certain Comenius, op. cit., p. 57-63.

71 Anna Heyberger, op. cit., p. 117-118.

72 Josef Pieper, La Fin des Temps. Méditation sur la philosophie de l'histoire, Desclée de Brouwer, Paris, 1953, p. 55 et 58.

73 Jan Patocka, Comenius et l'âme ouverte, in : L'Écrivain, son "Objet", Presses Pocket, Paris, 1990, p. 120-121.

74 Prévot, op. cit., p. 36.

75 Descartes, Oeuvres, Ed. Adam et Tannery, Tome I, p. 339.

76 Anna Heyberger, op. cit., p. 64.

77 Descartes, Oeuvres, Ed. Adam et Tannery, Tome II, p. 345-348.

78 Marcelle Denis, Un certain Comenius, op. cit., p. 57.

79 J. de Jong, Accomodatio Dei. A Theme in K. Schilder's Theology of Revelation, Kampen, 1990 (Thèse de Doctorat).

80 Ici le terme "analogique" équivaut à un "parallélisme absolument exacte", c'est-à-dire une relation univoque. C'est exactement le contraire de l'analogie thomiste ou de l'accommodation calviniste.

81 Bernard Jolibert, Introduction dans Comenius La Grande Didactique, op. cit., p. 10.

82 Ibid, p. 10.

83 Marcelle Denis, Un certain Comenius, op. cit., p. 73.

84 Marcelle Denis, Ibidem, p. 68.

85 Marcelle Denis, Ibidem, p. 68.

86 Prévot, op. cit., p. 21-22, citant La Grande Didactique.

87 Bernard Jolibert, Introduction de Comenius. La Grande Didactique, op. cit., p. 20.

88 J. Prévot, op. cit., p. 25.

89 Piaget dans Prévot, op. cit., p. 274.

90 Comenius, Pampédie, chap. III, § 20.

91 J. Prévot, op. cit., p. 25.

92 Josef Pieper, La Fin des Temps, op. cit., p. 172-173. Cet ouvrage remarquable a été réédité par les Presses Universitaires à Fribourg.

93 Département de l'Instruction Publique et des Cultes, Exposé des motifs et projets de lois modifiant la loi scolaire du 12 juin 1984 et la loi du 17 septembre 1985 sur l'enseignement secondaire supérieur, mai 1986. Cette loi fut acceptée en votation populaire le 1er décembre 1996 par plus de 60% des votants.

94 Comité contre un nouveau chambardement de l'école vaudoise, Une École de Papier, Lausanne, 1996.

95 Jacques Perrin, La Diplangue. Petit Glossaire illustré du Réformateur scolaire, Cahiers de la Renaissance Vaudoise, Lausanne, 1996.

96 Une relecture de 1984, de George Orwell, Gallimard, s'impose.

97 Pascal Bernardin, Machiavel pédagogue ou le Ministère de la Réforme psychologique, Éditions Notre-Dame des Grâces, B. P. 19, F-06340 Drap, 1995.

98 Voyez les ouvrages suivants : Samuel L. Blumenfeld, The Whole Language / Outcome Based Education Fraud, The Paradigm Company, (P.O. Box 45161, Boise Idaho 83711), 1996 ; Peg Luksik and Pamela Hobbs Hoffecker, Outcome Based Education. The State's Assault on Our Children's Values, Huntington House Publishers, (P.O. Box 53788, Lafayette LO 70505), 1995 ; Thomas Sowell, Inside American Education. The Decline, The Deception, The Dogmas, The Free Press, New York, 1993 ; B.K. Eakman, Educating for the New World Order, Halycon House, (P.O. Box 8795, Portland, OR 97207), 1991 ; Cathy Duffy, Government Nannies. The Cradle-to-Grave Agenda of Goals 2000 and Outcome Based Education, Noble Publishing Associates, (P.O. Box 2250, Gresham, OR 97030), 1995 ; Brannon Howse, Cradle to Grave. Stopping the Educational Abduction of America's Children Before It's Too Late !, New Leaf Press, (P.O. Box 311, Green Forest, AR 72638), 1993. James R. Patrick, America 2000 / Goals 2000 - Moving the Nation Educationally to a "New World Order". Research Manual, Citizens for Academic Excellence, (P.O. Box 1164, Moline, IL 61265), 1994 ; Melanie Phillips, All Must Have Prises, Little Brown, London, 1996.

99 Adolf Hitler dans un discours prononcé en 1933. Cité par William Shirer, The Rise and Fall of the Third Reich, Simon and Schuster, New York , 1959, p. 249.