Modris Eksteins, Le Sacre du printemps. La Grande Guerre et la naissance de la Modernité, Paris, Plon, 1991 [1989]

Bertrand Rickenbacher, Résister et Construire N° 47-48 (novembre-décembre 2000, pp. 61s)

Le propos de ce livre est de retracer l'histoire de la Première guerre mondiale pour mettre en évidence le lien qui existe entre cette période de notre histoire et l'avènement de la Modernité. La thèse principale de l'auteur est que « la Grande Guerre va devenir l'axe autour duquel tournera le monde moderne » (p. 278), que ces quatre années de guerre vont profondément modifier les sociétés occidentales ainsi que les consciences individuelles. Les repères des sociétés traditionnelles ne vont pas résister aux contraintes de cette première guerre totale ; de plus, la disproportion entre les sacrifices consentis et les bénéfices obtenus (même par les vainqueurs) va entraîner la généralisation de modes de pensée modernes. Dans le dernier chapitre de l'ouvrage, l'auteur s'efforce de montrer que l'avènement de ces nouveaux modes de pensée et de vie faciliteront la montée du nazisme et par là même prépareront le terrain à la Deuxième Guerre mondiale.

L'originalité de l'ouvrage ne réside cependant pas dans ce propos général, pour intéressant qu'il soit. Celle-ci réside plutôt dans deux thèses inhabituelles qui méritent toute l'attention du lecteur. La première thèse repose sur le constat suivant :

« La notion d'avant-garde [intellectuelle ou artistique (réd.)] a une connotation positive, alors que la vision d'une armée en campagne épouvante. Mais peut-être y a-t-il entre les deux expressions un rapport de proche parenté qui dépasse leur origine militaire. L'introspection, le primitivisme, l'abstraction et la fabrication de mythes existent aussi bien dans les arts qu'en politique. » (p. 12)

A l'aide de nombreuses sources historiques, tant artistiques que politiques, l'auteur montre que le déclenchement et le déroulement des deux guerres mondiales relèvent davantage d'un avènement des thèses avant-gardistes et modernistes que d'une résurgence de barbaries anciennes.

La deuxième thèse originale de l'auteur est que l'Allemagne, qui est l'élément moteur dans le déclenchement des deux guerres mondiales, n'était pas, comme on l'a souvent prétendu, une nation arriérée (en retard sur les autres pays occidentaux), mais, bien au contraire, à la pointe du modernisme, de la Modernité. L'auteur fait notamment reposer sa thèse sur une comparaison détaillée entre les systèmes de valeurs dominants au début du XX, siècle en Angleterre et en Allemagne. De cette comparaison il ressort que l'Angleterre se perçoit comme le garant des valeurs du passé qui ont fait la grandeur de l'Occident, alors que l'Allemagne tend à incarner la lutte pour l'avènement d'un monde nouveau, monde qui n'est pas sans rapport avec celui réclamé par les avant-gardes intellectuelles et artistiques.

Bien que Le Sacre du printemps présente des défauts (quelques erreurs historiques, une tendance à la généralisation abusive), il a surtout le mérite de faire réfléchir le lecteur sur des notions telles que modernisme, avant-garde, Modernité. Celles-ci se trouvent en effet trop souvent, aujourd'hui encore, au bénéfice d'un préjugé favorable immérité. Il est indispensable, pour le chrétien, d'être capable de se distancer de ce que représentent ces notions, sous peine de trahir la vision biblique de la réalité. En montrant que la Modernité, loin d'incarner l'avènement du Bien et de la Sagesse, est également porteuse de barbarie, l'ouvrage d'Eksteins aide le lecteur à se détourner de ce qui reste une idole majeure de notre temps : le culte de tout ce qui est nouveau. Il ouvre ainsi la voie à une lecture chrétienne conséquente et cohérente du monde qui est le nôtre.

 

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